Le luxe brille et s'affiche avec éclat, le livre requiert le temps de la lecture et partant un certain retrait du monde. D'un côté, les fashionistas et autres dévots aux créateurs de mode sont perçus comme superficiels, voire bling-bling ; de l'autre côté, les fous de librairies et rats de bibliothèque sont caricaturés comme perchés dans leur tour d'ivoire livresque. C'est ostentation vs introspection. Sur le plan économique, luxe et livre sont loin d'être sur un pied d'égalité. Le contraste saute aux yeux : l'un, florissant, est le fleuron de l'industrie française et brasse des investissements colossaux ; l'autre, quoique dynamique et prompt à s'adapter au monde contemporain, prospère dans un biotope fragile, menacé par les prédateurs du marché de l'attention.
Parfois on a même l'impression que livre et luxe véhiculent des valeurs antithétiques. Dans l'historique quartier littéraire de Saint-Germain-des-Prés, vêtements de marque et sacs à main ont peu à peu pris la place des bouquins. Comme le chante avec une mélancolique ironie Alain Souchon « Rive gauche à Paris / Adieu mon pays / De musique et de poésie / Les marchands malappris / Qui ailleurs ont déjà tout pris / Viennent vendre leurs habits en librairie / En librairie... »
Alors même si femmes et hommes de lettres mondains n'ont pas manqué dans l'histoire littéraire, imaginer allier le livre au luxe, n'est-ce pas vouloir le mariage de la carpe et du lapin ?
Tradition bibliophile
Et pourtant dans l'univers du luxe et de la mode se sont distinguées des individualités férues de livre. Rappelons que le malletier Gaston-Louis Vuitton (1883-1970), petit-fils du fondateur de la maison, en vrai bibliophile, avait créé des cercles de bibliophilie et tissait des liens privilégiés avec les éditeurs, écrivains, illustrateurs de son temps. Cette tradition bibliophile se reflète par des séries de city guides et autres publications autour du voyage, et longtemps à travers cette emblématique collection « Voyager avec » (Marguerite Yourcenar, Nicolas Bouvier, Walter Benjamin, Karl Marx...) en collaboration avec La Quinzaine littéraire, des anthologies mêlant extraits d'œuvre et souvenirs de voyage de grands auteurs... L'industriel du luxe Pierre Bergé, compagnon d'Yves Saint Laurent, avait repris la librairie des Colonnes à Tanger, notamment fréquentée des années 1950 à 70 par les auteurs de la Beat Generation.
Mais c'est Karl Lagerfeld, l'insigne directeur artistique de Chanel dans les années 1980, qui inaugure cette alliance discrète, non moins remarquable, entre ces deux mondes en fondant sa propre librairie. Avec 7L qui ouvre ses portes au 7, rue de Lille dans le VIIe arrondissement de Paris en 1999, l'avide lecteur et bibliophile éclairé qu'est le couturier allemand crée une librairie de livres d'art, d'architecture, de design, de photo, certes, à son goût, mais en laissant ses libraires maîtres à bord - il en avait débauché trois des rayons littérature, art et cinéma qui travaillaient dans l'ancienne libraire La Hune sise à l'époque boulevard Saint--Germain. Aujourd'hui un magasin Louis -Vuitton, ironie du sort, s'est installé là où Lagerfeld s'approvisionnait compulsivement en livres.
De beaux ouvrages qui ne soient pas réductibles à des coffee-table books
À l'instar des libraires-éditeurs du temps jadis, 7L édite également ; on se souvient d'un joli recueil de poésies de Catherine Pozzi, en édition trilingue français/anglais/allemand... La périodicité était irrégulière. 7L va suspendre son activité éditoriale à la disparition du maître jusqu'à ce que la belle endormie s'associe aux éditions Seghers à l'automne pour publier le roman autobiographique de l'éponyme mondaine, écrivaine et artiste Marie-Laure de Noailles. « L'idée est venue du directeur de la villa Noailles, Jean-Pierre Blanc, qui l'a proposée au 7L à l'occasion du centenaire de la villa, nous raconte Antoine Caro. Avec Laurence Delamare, directrice de la publication du 7L, nous nous sommes ainsi donné l'ambition de faire redécouvrir une œuvre aussi passionnante que méconnue à travers une série de publications. » Ce resurgement des éditions 7L répond à un besoin réel pour de beaux ouvrages qui ne soient pas réductibles à des coffee-table books, le beau n'étant point ennemi du contenu, et l'agréable pas nécessairement futile.
C'est ce qu'entend faire Saint Laurent Babylone, le nouveau concept store qui s'est installé non loin du Bon Marché, grand magasin de la rive gauche appartenant au groupe LVMH concurrent du groupe Kering dont Saint Laurent fait partie... Si le Bon Marché peut s'enorgueillir d'avoir une librairie en propre, Saint Laurent Babylone ne se cantonne pas aux livres (surtout d'art contemporain, de photo, de design, comme chez 7L), mais mêle aux ouvrages imprimés des vinyles, des objets et même des collaborations gourmandes... S'inspirant de la regrettée boutique Colette, tout premier concept store parisien, dans la rue Saint-Honoré, rive droite - l'espace a été racheté par Kering -, Saint Laurent Babylone « sous la curation d'Anthony Vaccarello », le directeur artistique de Saint Laurent (comprendre : une sélection de produits faite par ses soins), se veut au-delà du livre, toujours selon la communication de la marque, « une destination culturelle », à travers un « book-signing » notamment du grand photographe de mode Juergen Teller et bientôt des événements avec DJ sets...
La question qui taraude l'esprit sceptique demeure en quoi le livre - bien peu lucratif en comparaison des profits qu'engrange le monde du prêt-à-porter de luxe, du parfum, des accessoires - peut intéresser une industrie telle que le luxe. On l'a vu, il y a toujours des littéraires et amoureux du livre comme le susmentionné grand Karl ou le couple mythique Yves Saint Laurent et Pierre Bergé... Vidya Narine, autrice d'Orchidéiste (Les Avrils, 2023) et fondatrice de la revue littéraire Sève, qui a travaillé quinze ans dans la mode, a préféré quant à elle ne pas solliciter les marques ni faire appel à des annonceurs de ce milieu « pour être éditorialement plus libre », privilégiant la souscription comme source de financement, c'est sûr, en publiant notamment dans sa nouvelle livraison un texte de Joseph Andras, auteur de Littérature et révolution, avec Kaoutar Harchi (éd. Divergences, 2024) ; l'éditrice de Sève conserve une certaine cohérence avec sa vision de la création...
Capital symbolique
Mais sans prêter d'intention cynique aux grandes marques, il est bien une chose qu'apporte le livre qui ajoute de la valeur au luxe : le capital symbolique. Cette notion théorisée par le sociologue Pierre Bourdieu est cette valeur culturelle intangible qui ajoute du prestige et de la distinction à qui la possède. Le luxe se tient sur une ligne de crête, jouant sur deux lignes de force contradictoires : la singularité aristocratique, l'inaccessible qui fait rêver, et l'insatiable conquête de parts de marché à travers une offre planétaire... L'argent peut acheter n'importe quel sac à main griffé, mais ne suffit pas pour lire Proust. En s'associant à l'univers du livre et en éditant eux-mêmes des livres sur leurs créateurs, leur patrimoine, leurs collections... les grandes maisons de couture se revendiquent artistes et thésaurisent du capital symbolique, en montrant que parmi les happy few il y a encore une élite qui non seulement a des moyens mirifiques, mais possède en plus des trésors de savoir. Ainsi d'une campagne publicitaire, pour laquelle la maison Celine fait poser la romancière culte Joan Didion, ou de Dior Homme qui s'est inspiré de Jack Kerouac pour sa collection automne 2022.
Alexandre Sap a repris la librairie des Colonnes à Tanger et celle de la Cité radieuse à Marseille, librairie au tropisme « architecture et urbanisme », installée au sein de l'exceptionnelle unité d'habitation signée Le Corbusier. Il a également ouvert une librairie à Venise, haut lieu de l'art contemporain avec sa biennale qui ouvre ses jours-ci. Tout en choyant ses bonnes relations avec les marques de luxe où se lancent régulièrement dans son réseau de librairies nommé Rupture (un nom qui marque la césure avec son ancienne carrière chez le publicitaire Jacques Séguéla) des événements autour des éditions desdites marques, Alexandre Sap a grand soin du contenu des ouvrages qu'il propose, parce que comme il le rappelle mi-figue profane mi-raisin sacré : « Le livre, c'est la base de tout, souvenez-vous, "Au commencement était le Verbe..." »
Hubs culturels
L'ex-pubard et passionné de livres et de musique, après une expérience à Paris, a choisi ce pourtour méditerranéen - bientôt Athènes, Istanbul... espère-t-il - pour réinventer le concept même de librairie avec Rupture & Imbernon - « des librairies au-delà de la librairie ». Une hybridation entre la boutique pionnière Colette où l'on trouvait aussi bien des livres, des vêtements, des accessoires, des disques et la chaîne américaine Barnes & Noble qui, après le déclin annoncé, a su renaître en créant outre un service de librairie, de véritables espaces de convivialité, des hubs culturels où l'on peut prendre un café.
L'ancienne directrice de Colette, toujours dans l'air des temps, est désormais éditrice et vient d'organiser l'exposition Mise en page au Bon Marché. Alexandre Sap rêve de se développer comme une chaîne, mais de concept stores. Regrettant que le livre soit si mal traité, il a voulu que l'écrin pour les livres ou œuvres d'art qu'il expose et vend soit beau. Et de s'insurger : « Pourquoi faire appel aux plus grands architectes pour des sacs à main et pas pour les livres ? » Chaque boutique Rupture est dessinée et dégage une esthétique propre propice au temps calme du feuilletage, de l'attention à l'écrit... Car n'est-ce pas cela, au fond, le vrai luxe ? Ce qui n'est pas ce qui est nécessaire à la survie, ce qui est pleinement la vie. Le temps qui n'est plus compté. Le temps de la lecture, de la beauté.