Le photographe américain d'origine suisse Robert Frank, qui a influencé des générations de photographes avec son ouvrage Les Américains (1958), est mort au Canada lundi, à 94 ans, a confirmé mardi sa galerie new-yorkaise.
De nombreux photographes ont immédiatement rendu hommage sur les réseaux sociaux à celui qui, avec ses clichés noir et blanc loin de l'"American Dream", avait souvent transformé à jamais leur regard. Beaucoup rappelaient une phrase de l'écrivain Jack Kerouac, qui avait préfacé Les Américains rééditié par Delpire en 2018, 50 ans après sa premier parution chez l'éditeur. Il regroupe 83 photographies, sur plus de 28000 (soit 700 pellicules) prises par l'auteur lors d'un voyage à travers 48 Etats américains.
Contre-culture
"Avec son petit appareil photo, qu'il élève et manipule d'une seule main, il (Robert Frank) a tiré de l'Amérique un triste poème, prenant sa place parmi les poètes tragiques de ce monde", avait écrit l'auteur de Sur la route avant d'ajouter: "A Robert Frank j'envoie ce message: vous avez des yeux".
Les Américains s'inscrivait dans la lignée de la Beat Generation, mouvement littéraire et artistique, où suivre l'instinct l'emporte sur les fondements des techniques du photojournalisme, où les photos sont comme happées et non plus cadrées. Comme Kerouac, et d'autres écrivains de la Beat Generation, Robert Frank s'était lancé à l'aventure, vers l'ouest, le long de la fameuse Route 66, son Leica en bandoulière. Entre avril 1955 et juin 1956, il avait photographié les mondaines new-yorkaises, les snacks bars, les routes, les Noirs dans les champs, les drive-in, etc. Le reportage subjectif était né. Si l'ouvrage devait faire de Robert Frank un roi de la contre-culture, l'ouvrage fut fraîchement accueilli à sa sortie: on le considère déprimant et subversif, soulignant pauvreté, ségrégation, inégalités et solitude, loin des images de l'Amérique triomphante.
Globe-trotter
Né le 9 novembre 1924 à Zurich, dans une famille d'industriels juifs allemands, Robert Frank se passionne très jeune pour la photo, travaillant dans des labos à Zurich et Bâle dès 1940. En 1947, il part vivre aux Etats-Unis, travaille comme photographe de mode et reporter pour des revues comme Fortune, Life ou Harper's Bazaar. Mais il déchante vite : cet univers de frime et de fric n'est pas pour lui. Il voyage, d'abord en Amérique latine, puis en Europe, notamment à Paris, qu'il adore. Ses photos de la ville lumière, 80 parmi des centaines, prises à partir de 1946, ont été réunies dans un ouvrage, Paris, publié chez Steidl en 2008. De son voyage au Pérou, il rassemble 39 photos prises en 1948 dansun album paru chez le même éditeur la même année, Peru. Steidl a également édité un catalogue d'exposition Robert Frank en Amérique en 2015, recueil de 131 photographies réalisées dans les années 1950, dont 22 clichés originaux d'Américains et enrichi de 100 images inconnues
En 1953, il revient à New York. Refusant les commandes de revues, il obtient une bourse de la fondation Guggenheim qui lui donne la liberté de mener son travail à sa guise. En 1961, il présente sa première grande exposition à Chicago qui sera suivie par beaucoup d'autres.
Changement de focale
Malgré tout, il décide de délaisser la photo pour le cinéma d'avant-garde: avec le succès, dit-il, il craint de "se répéter". Son premier film, Pull My Daisy, sort en 1959, avec Delphine Seyrig. Le scénario a été co-édité par le Centre Pompidou et Macula en 2016, avec les commentaires de l'époque de Jack Kerouac. Il marquera, entre autres, le réalisateur John Cassavetes. Dans les années 1970, il s'installe avec celle qui sera sa seconde épouse dans un coin reculé de Nouvelle-Ecosse. Sa fille meurt en 1974 dans un accident d'avion au Guatemala tandis que son fils va sombrer dans la maladie mentale (il se suicidera au début des années 90).
Cela ne l'empêche pas de développer ses expérimentations formelles autour de l'image. Il réalisera au total une vingtaine de films (dont des courts-métrage ou des clips) inspirés par l'art, le rock, l'écriture, son fils ou le voyage. Il revient plus ou moins à la photo par le biais de montages de clichés, de travail sur les négatifs ou les polaroids.
"Je détruis ce qu’il y a de descriptif dans les photos pour montrer comment je vais, moi", résumait-il.
Modèle pour de nombreux photographes, Arnaud Claass avait publié l'an dernier un essai, Essai sur Robert Frank (Filigranes), hommage à l'art du photographe et réalisateur, dont l'oeuvre témoigne d'une synthèse entre exploration du monde et récit de soi