Le droit canonique et le droit musulman sanctionnent toujours le blasphème. Il n’en est officiellement pas de même devant les juridictions laïques françaises. C’est sans doute la raison pour laquelle la plupart des agités de la foi préfèrent lancer des cocktails Molotov dans les locaux de Charlie Hebdo , prendre d’assaut le Theâtre de la ville ou demander à grands cris d’orfraie l’arrêt des publicités de Benetton. Les éditeurs, pour leur part, ne peuvent être rassurés que… juridiquement. Les magistrats retiennent habituellement pour critère la conformité ou non des images litigieuses à l’iconographie religieuse traditionnelle : la représentation de la crucifixion – de Larry Flint à INRI - est ainsi devenue un premier enjeu judiciaire, digne de l’époque où l’écrivain Fernando Arrabal était condamné par le régime franquiste pour avoir outragé le Christ. « L’affaire Larry Flint » avait d’ailleurs été l’occasion, en février 1997, d’une étonnante mise en abîme : les demandes d’interdiction visaient l’affiche d’un film de Milos Forman, qui relatait lui-même les démêlés d’un éditeur de revues pornographiques avec la censure… « Compte tenu de l’état actuel de l’évolution sociale », le tribunal n’avait cependant pas vu dans l’affiche litigieuse un « outrage flagrant aux sentiments religieux des requérants ». En pratique, les juridictions accueillent plus facilement les actions contre les éléments visibles par le plus grand nombre : les affiches de films, les publicités, sont particulièrement visées, tout comme… les couvertures de livres. En 1995, les intégristes avaient même sévi judiciairement contre une couverture (de magazine) qui titrait : « Pourquoi Dieu n’aime pas les femmes ». Quant au contenu lui-même, c’est une autre paire de manches. Ainsi, l’« affaire Rushdie », en 1989, a permis au Tribunal de grande instance de Paris de débouter les plaignants, notamment au motif que « personne ne se trouve contraint de lire un livre »… Il en a été jugé presque de même en septembre 2002 en faveur de Michel Houellebecq. La véritable nouveauté de ces dernières années est sans conteste la constitution d’entités juridiques dans le seul dessein d’agir sur le terrain du droit et non plus de la seule réprobation morale. EN 1998, Albin Michel, l’éditeur d’ INRI , l’ouvrage de Bettina Rheims, avait ainsi été poursuivi par une association de catholiques intégristes, satellite du FN, heureusement déboutée en première instance. S’agissant du même ouvrage, l’abbé Laguérie, qui avait de son côté attaqué trois librairies bordelaises en référé trouvera d’abord un juge compatissant à ses réclamations, avant d’être finalement débouté et condamné aux dépens. En 2005, une affiche publicitaire des couturiers Marithé et François Girbaud, représentant une Cène incarnée par des femmes et un modèle masculin chastement dénudé (c’est à peine si on voit la naissance de ses fesses…) était attaquée par l’épiscopat lui-même, via une association ad hoc, Croyances et libertés. Les créateurs perdront lourdement en première instance et en appel (le juge d’appel ayant ordonné le retrait immédiat de l’affiche, assorti d’une astreinte de 100 000 euros par jour de retard), mais gagneront finalement en Cassation, en novembre 2006. Autant dire qu’une fois de plus, les voies du Seigneur demeurent impénétrables, spécialement dans l’enceinte du Palais de justice de Paris (qui abrite, rappelons-le, la Sainte Chapelle).