Enonçant les raisons de mon scepticisme concernant l’e-reader, je m’étais engagé à tenir compte des arguments inverses. Sur ce, je reçois un courriel de François Bon, expatrié pour quelque temps, qui me dit être ravi d’avoir pu emporter tout Saint-Simon et tout Proust sur son Sony 600. Bon argument, et j’en prends acte. De même, la possibilité, signalée par un correspondant, de grossir le texte si l’on a des problèmes de vue. D’ailleurs, je n’ai pas dit que j’étais contre. Si ça se trouve dans six mois j’aurai aussi mon Cybook Opus, mon Reader PR300, mon BeBook mini ou mon iLiad DR 800, et j’en serai ravi.   Et puis la réalité ne m’attend pas. La Fnac annonce d’excellentes ventes de lecteurs numériques. Parfait. Je songe simplement que le budget des ménages étant ce qu’il est, l’argent qui passera à acheter ce genre d’appareil ne passera pas à acheter des livres ; la librairie et l’édition seront donc perdantes. Mais elles ne le seront pas que de ce seul point de vue. Prenons l’exemple du domaine public, que je trouve un peu sous-estimé dans ce débat.   Les œuvres du domaine public étant accessibles en réseau, on peut imaginer en effet qu’il soit moins nécessaire de les acheter sous forme de livres. Là encore, l’édition et la librairie, qui en tirent une partie de leurs profits, en pâtiront. Or, l’édition ne fait pas que traire le domaine public comme une vache. Elle le fait vivre, elle le renouvelle, elle l’environne de nouvelles approches. Me sont récemment passés entre les mains :   Cœur des ténèbres , de Joseph Conrad, dans une traduction entièrement nouvelle de Claudine Lesage, aux éditions des Equateurs. Ecrits politiques de D.A.F. de Sade, textes choisis et présentés par Maurice Lever aux éditions Bartillat (« Omnia »). Les nouveaux volumes de GF, où l’approche universitaire se double d’un entretien avec un auteur d’aujourd’hui sur l’œuvre présentée. De la dame écouillée , un étonnant fabliau du XIII° siècle, mis en français moderne et présenté par Claire Debru aux éditions Allia. Voilà ce qu’elle fait (par exemple) l’édition traditionnelle, avec notre patrimoine. Nos fournisseurs on line seront-ils capables d’aligner les mêmes recherches, les mêmes trouvailles, la même inventivité, la même rigueur ? Eux ils parlent de « contenus » - langage d’éboueurs, bien digne de la firme Pooble…   Notre ministre semble s’être posé ces questions et souhaite notamment que les éditeurs français se dotent d’une plateforme unique pour « l’offre numérique ». Je pense en effet qu’il ne faudrait pas traîner. Il reste que cette fascination technophile généralisée (Orwell parlait de la mécanisation de la vie) ne rapproche pas les esprits des œuvres, de la pensée, de l’art. Et que depuis maintenant une bonne dizaine d’années, l’édition se voit contrainte de courir derrière les marchands de bécanes.   ***   Et M. Attali n’est pas le dernier. A son âge, ça devient pathétique de vouloir à ce point-là être moderne. Je viens de lire (dans Challenges n° 182) un article de trois colonnes concernant son nouveau livre, modestement intitulé : Le Sens des choses . «  Disons-le tout net , avoue benoitement l’auteur de l’article, le livre en lui-même ne présente qu’un intérêt relatif.  » Ah ! Mais peu importe, on y trouve «  des carrés noirs pleins de trous  » qui sont «  ce que les geeks appellent des flashcodes  ». Pour accéder au contenu de ces trous, «  il suffit de télécharger un logiciel spécial sur un Smartphone  », et pour ça, donc, de «  disposer d’un Smartphone muni d’un appareil photo et pouvant se connecter à internet  ». Ainsi aurons-nous accès aux «  hypercontenus  » du livre de M. Attali. Et par conséquent, au sens des choses. Car M. Attali, nul ne l’ignore, est un homme plein d’hypercontenus et de sens des choses.   Résumons. M. Attali, plutôt que de nous dire noir sur blanc ce qu’il a à nous dire, préfère nous empastrouiller dans des manips. Et plutôt que de pomper les livres des autres, il s’est borné cette fois-ci à les faire parler directement et à créer des liens internet. Ajoutons que le livre mentionne en gros le nom d’une collaboratrice dont il ne faut pas être grand clerc pour deviner qu’elle a fait tout le boulot. Bref, M. Attali n’est en fin de compte pour rien dans toute cette affaire, et il faut l’en disculper. C’est rassurant, parce que quand par hasard il a réellement quelque chose à dire, c’est sinistre. Comme ça, tout le monde est content.  
15.10 2013

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