Le prix Femina à Patrick Deville pour Peste & choléra, qui était aussi un des favoris pour le Goncourt, marque-t-il le retour du Seuil dans la course aux prix ?
Je veux le croire. Et Patrick est un parfait symbole de ce renouveau puisqu'il est un ancien auteur de la maison, venu des éditions de Minuit, nos vieux amis et partenaires. Il s'agit au fond d'une bien belle rencontre entre un travail d'écrivain obstiné et la constance d'un éditeur qui aura su l'encourager jusqu'à la magnifique reconnaissance qu'est ce prix Femina, décerné après le prix du Roman Fnac qui nous avait fait tellement plaisir. Nous aurons donc eu quatre grands prix cette année, avec le Nobel pour Mo Yan et le Médicis pour Emmanuelle Pireyre, chez nos cousins de L'Olivier.
C'est aussi le fruit d'un travail intensif de votre part ?
Oui. Une de mes priorités était de faire en sorte que le Seuil revienne rapidement au premier plan. J'ai pris mes fonctions le 4 janvier 2010. Le lendemain, je croise Pierre Nora dans un restaurant de la rue de Seine. Nous nous saluons, et Pierre me lance sans plus de façon : "Je vous présente toutes mes condoléances !" C'était un peu rude, mais il faut comprendre la situation : le Seuil était alors divisé en petites principautés, chacune agissant plutôt efficacement pour son propre compte mais au détriment de l'intérêt général, et finalement de la marque Seuil. On attendait manifestement du nouveau président qu'il endosse le costume d'arbitre pour agir au quotidien et revête, à l'occasion, un costume plus chic pour inaugurer les chrysanthèmes... Pas vraiment mon style. Et puis, dans ces conditions, la production éditoriale s'étiolait et tout le monde le percevait à l'extérieur. Il a donc fallu tout rebâtir du point de vue éditorial. J'ai pu y parvenir grâce, d'abord, au trésor d'enthousiasme que recèle la maison, et qui ne demandait qu'à se réveiller. J'avais tenu à rencontrer en arrivant chacun des 134 salariés de l'époque, et ces échanges m'avaient conforté dans l'idée que le Seuil d'aujourd'hui était bien l'héritier de celui que j'avais connu dans les années 1980. Le Seuil est une maison fondamentalement rebelle, engagée, et qui a une certaine idée de sa dignité éditoriale. Cela me plaît. Par ailleurs, deuxième atout, je me suis vu confier une entreprise en parfait état de marche. Je dois, à cet égard, rendre hommage à mes prédécesseurs, Denis Jeambar et Thierry Pech, qui ont su installer des procédures propres à assurer le bon fonctionnement de l'entreprise, ont assumé aussi le plan social de 2009. Troisième atout, bien sûr, la confiance de notre actionnaire, Hervé de La Martinière, qui ne m'a jamais fait défaut.
Comment expliquez-vous votre longévité à la tête du Seuil, comparée à la brièveté de vos prédécesseurs depuis 2004 ?
Il n'y a pas de mystère : la maison a repris confiance en elle, et le succès donne des ailes. La réussite économique est là, avec trois années de développement du chiffre d'affaires : + 6 % en 2010, + 3 % en 2011, et une petite progression encore cette année si les dieux de la librairie sont avec nous jusqu'au 31 décembre. La maison est revenue aux bénéfices sur ces trois exercices.
Vous avez embauché Hugues Jallon pour diriger les sciences humaines et les documents. Après le départ de Martine Saada, vous n'avez pas conservé le pôle littérature générale. Comment s'organise le Seuil aujourd'hui ?
Il a fallu tout réorganiser. Et d'abord, redonner corps à une maison morcelée. J'ai repris la signature des contrats. Cela peut paraître absurde, mais le président du Seuil ne signait plus les contrats d'édition ! Ensuite, j'ai invité Caroline Gutmann à prendre la direction du service de presse, et j'y ai ajouté la communication. Puis, j'ai responsabilisé les éditeurs : je les ai libérés des structures intermédiaires inutiles. A charge pour eux de prendre leurs responsabilités. Enfin, nous avons installé une programmation intégrée pour l'ensemble de la maison, et nous avons créé une réunion hebdomadaire réunissant l'éditorial, la presse, le commercial, le marketing, pour assurer le suivi de chacune de nos nouveautés. Cette réunion, comme tous les comités de lecture, je la préside moi-même. Dans un deuxième temps, j'ai reconfiguré la structure éditoriale autour de trois entités : la fiction, française et étrangère, dont j'assure moi-même la direction éditoriale depuis dix-huit mois, secondé par Frédéric Mora pour la partie française et par Odile Serre pour l'étranger ; la non-fiction, sciences humaines et documents, qui est placée sous la direction éditoriale d'Hugues Jallon ; et les beaux livres, dirigés par Nathalie Beaux, qui a succédé en juillet à Claude Hénard, partie à la retraite. En littérature française, le comité demeure bien sûr une institution : ses membres ont résisté à bien des turbulences, cela donne de la force, mais je réfléchis à le rajeunir. En marge du comité, Nathalie Fiszman, qui dirigeait Le Serpent à plumes, a la charge de développer un ensemble de littérature d'"époque", plus grand public, domaine que le Seuil avait étrangement déserté ces dernières années. A croire qu'on avait oublié que Katherine Pancol avait débuté ici ! Marion Duvert, de son côté, est venue compléter le tour de table du comité "littérature étrangère", et Marie-Caroline Aubert a pris les rênes des policiers et thrillers.
En sciences humaines, avec les départs de Monique Labrune et de Laurence Devillairs, on a l'impression que vous avez voulu faire place nette. Quels sont vos objectifs ?
Place nette ? Non, c'est tout le contraire. Ce sont les sciences humaines qui ont fait la réputation de la maison et marqué ses engagements intellectuels. C'est pourquoi j'ai souhaité faire revenir certains anciens du Seuil - Jean-Luc Giribone, Jean-Louis Schlegel et Jean-Pierre Dupuy notamment - au comité qui traite de ces questions. Ils s'en étaient éloignés parce qu'on ne les y désirait plus. Et moi, je pense qu'il est absurde, pour une maison comme le Seuil, de se passer de l'expertise d'éditeurs de cette qualité. A charge pour eux, bien sûr, de transmettre leur expérience aux plus jeunes. Ensuite, Séverine Nikel, rédactrice en chef du magazine L'Histoire, nous a rejoints pour assurer la direction du domaine Histoire, et elle a choisi de s'entourer des conseils de Patrick Boucheron pour animer l'"Univers historique". C'est une façon pour le Seuil de renouer avec son passé. Je souhaite que la maison reprenne vite, dans ce domaine, le rang qui était le sien à l'époque où Michel Winock en assurait l'animation.
Qu'en est-il des documents ?
Dans l'ancien système, ils étaient rattachés à la littérature française. Drôle d'idée... Je les ai rapprochés des sciences humaines, sans les confondre, dans l'ensemble non-fiction, et j'ai complété le tour de table avec Nathalie Fiszman. C'est un des comités les plus vivants de la maison, et 2012 marquera une progression de plus de 50 % de son chiffre d'affaires. Il est vrai que nous partions de loin...
Le paysage éditorial se concentre en littérature générale avec le rachat de Flammarion par Gallimard. Quelle place le Seuil peut-il avoir aujourd'hui ?
La chance du Seuil est d'être une maison forte dans un groupe purement éditorial. Hervé de La Martinière et moi-même avons de solides ambitions pour les éditions du Seuil, et pour le groupe éditorial Seuil en général, et sans doute notre structure de groupe de taille moyenne organisé en départements et filiales diversifiées, dotées d'images fortes - songez à Points, à L'Olivier, à Métailié, à Don Quichotte !, est-elle un atout face aux sérieuses difficultés qui nous attendent. Alors, bien sûr, les perturbations liées aux évolutions des pratiques culturelles, à l'irruption du numérique, à la récession qui s'annonce sont autant de motifs d'inquiétude. Mais je demeure optimiste. Je reste convaincu que la force d'une maison comme la nôtre, c'est d'abord son fonds et son savoir-faire. D'où la politique active qu'avec notre distributeur, Volumen, nous menons en direction de la librairie. Naviguer par gros temps suppose que l'on fasse des choix.