Le futur de la non-fiction réside-t-il dans l'image ? Alors que la bande dessinée documentaire s'installe durablement en librairie, un nombre croissant d'éditeurs misent, eux, sur la mise en valeur des données au moyen de cartes et/ou d'infographies pour renouveler le champ des essais et documents. Le recours à la datavisualisation comme vecteur d'information n'est certes pas nouveau. Dès le début des années 1980, des atlas historiques et géopolitiques apparaissent dans les catalogues d'éditeurs comme Maspero puis La Découverte, Le Seuil, Robert Laffont ou encore Fayard. Ils sont rejoints en 1993 par Autrement, qui lance sa première collection dédiée, ou encore par Tallandier et Arte, qui déclinent en 2005 Le dessous des cartes, l'émission de géopolitique créée par Jean-Christophe Victor. Ce qui est nouveau en revanche, c'est le nombre de thématiques désormais abordées par le truchement de la data. Féminisme et droits des femmes dans le monde, les vies de Napoléon, Molière, Proust, mais aussi la physique quantique, l'anglais ou le sexe... autant de sujets aujourd'hui mis en lumière dans les catalogues sous le prisme de la donnée.
Précision et accessibilité
Appréhender la data - et a fortiori l'éditer - n'est pourtant pas une sinécure. Une bonne datavisualisation doit être à la fois extrêmement précise, accessible, mais aussi esthétique. « Faire une carte ou une infographie n'est pas forcément plus simple que d'écrire un texte, souligne Jean-Baptiste Bourrat, éditeur aux Arènes. Pour tracer la frontière du Caucase ou une limite géographique sur une carte, nous devons être super précis alors qu'un texte peut se montrer un peu plus flou. » Éditrice à La Martinière, Aude Mantoux abonde : « Une carte peut être très compliquée à réaliser car il faut arriver à être ludique et pertinent tout en présentant une information de manière accessible et immédiatement compréhensible. » Revisitant la célèbre maxime de Napoléon, la directrice de Denoël Dorothée Cunéo estime que « trois cercles et deux triangles valent mieux que 10 000 signes. C'est le secret d'une data réussie ». Les contraintes ne s'arrêtent pas là. Ces ouvrages nécessitent un travail d'orfèvre et la rémunération de deux auteurs : un expert et un data designer. « Ces deux auteurs ont des compétences complémentaires et collaborent de la même manière qu'un scénariste et un dessinateur en bande dessinée », explique Nicolas Gras-Payen, directeur de Passés Composés. L'éditeur souligne également un coût d'impression plus important que pour des essais en noir et blanc.
Mais pour quiconque maîtrise les règles d'or de la data, les avantages surpassent ces quelques contraintes. En 2001, Les Arènes tentent l'aventure de la datavisualisation pour la première fois avec Global Village de Weronika Zarachowicz et Pierre-Xavier Grézeaud. Si l'ouvrage « a fait un bide », Jean-Baptiste Bourrat affirme que, vingt ans plus tard, « le marché est mature et le public est totalement réceptif aux infographies. » Ce qui a changé depuis 2001 ? Internet et l'apparition des réseaux sociaux. « Instagram participe à l'apogée des images pour comprendre le monde », confirme Didier Ferat, directeur du pôle beaux livres chez Gründ.
Attirer un nouveau public
Habitués à picorer l'information sur écran, les lecteurs « entrent davantage dans les livres par l'image que par le texte et, comme Internet permet d'avoir toutes les informations sur un sujet en deux clics, ils éprouvent aussi un besoin d'immédiateté », note Aude Mantoux chez La Martinière. Pour les éditeurs interrogés, le traitement en data permet ainsi d'attirer de nouveaux publics au rayon essais et documents. À commencer par les jeunes lecteurs, particulièrement réceptifs à l'information en image. Si ces ouvrages peuvent facilement trouver leur public en France, ils sont aussi « extrêmement bien reçus à l'international », indique Nicolas Gras-Payen qui a par exemple vendu les droits d'Infographie de la Rome antique de John Scheid et Nicolas Guillerat (2020) dans douze pays.
Une fois la data adoptée, difficile de s'en passer. « La data est l'une des lignes que je suis et que je pousse », déclare Dorothée Cunéo, balayant du regard la quinzaine de titres fraîchement sortis de sa bibliothèque. « Nous avons les compétences et nous aimons ça », conclut de son côté Jean-Baptiste Bourrat. Aussi, de manière plus mesurée, lorsque c'est pertinent, ces deux éditeurs distillent désormais des données visualisées dans le reste de leur catalogue, comme dans les livres de texte La fracture : comment la jeunesse d'aujourd'hui fait sécession de Frédéric Dabi avec Stewart Chau (Les Arènes), Lady Sapiens de Thomas Cirotteau, Jennifer Kerner et Éric Pincas (Les Arènes) ou Notre colère sur vos murs du collectif Collages Féminicides Paris (Denoël). Attention toutefois, prévient Dorothée Cunéo, « la data ne doit pas devenir un prétexte, auquel cas elle ne risquerait de n'être rien de plus qu'une illustration ».
Atlas : une histoire différente
Indispensables pour comprendre le monde, les cartes s'implantent durablement au sein des livres de géopolitique. Rien qu'en cette fin d'année 2022, de nombreux atlas arrivent en librairie comme Atlas géostratégique : comment l'Occident a perdu le pouvoir de Gérard Chaliand (Autrement), Le grand atlas du Moyen Âge (Glénat), Atlas géopolitique de l'économie souterraine de Thomas Flichy de La Neuville (Balland), Atlas géopolitique de la Russie sous la direction de Delphine Papin (Les Arènes), Le dessous des cartes : le retour de la guerre d'Émilie Aubry et Frank Tétart (Tallandier/Arte) ou encore Atlas des conflits de haute intensité (Éditions des Équateurs). Les cartes et infographies s'insèrent aussi dans le rayon histoire. L'année passée chez La Martinière, Aude Mantoux a par exemple publié Napoléon en cartes de Jacques-Olivier Boudon avec les cartes de Grégory Bricout. « Nous connaissons très bien les plans de bataille de Napoléon mais, jusqu'alors, nous n'avions pas de regard sur ce qui se passait en France et dans le monde au même moment », explique l'éditrice. Après avoir lancé Infographie de la Seconde Guerre mondiale chez Perrin en 2018, Nicolas Gras-Payen « continue de creuser [son] sillon » dans l'infographie historique. Chez Passés Composés, il a notamment publié Infographie de la Rome antique et Infographie de la Révolution française. « Nous ne modifions pas le fond mais l'approche change tout : nous proposons une écriture différente de l'histoire », affirme-t-il. Nicolas Gras-Payen vient de franchir un nouveau cap avec la publication de Chronographie de la Seconde Guerre mondiale de Nicolas Guilleret et Thibault Montbazet (21 septembre) : un « leporello de 32 pages qui donne la totalité des 650 dates de la Seconde Guerre mondiale traitées en infographie ». « D'autres projets devraient voir le jour d'ici l'année prochaine », promet-il.
Biographies : une vie en images
La datavisualisation peut renouveler le champ de la biographie. « Je venais de refuser un projet sur Molière », se souvient Jean-Baptiste Bourrat, éditeur aux Arènes de L'atlas Molière (janvier 2022). Mais quand Clara Dealberto, Jules Grandin et Christophe Schuwey prennent contact avec lui pour lui soumettre « cette idée peut-être un peu folle », il est immédiatement séduit. Le pitch ? Retracer la vie et l'œuvre de Molière sous forme de cartes et d'infographies. « Ces trois auteurs ont des compétences littéraires et infographiques. En une image ou une carte, ils sont capables de synthétiser une somme phénoménale de savoirs qui dormaient dans des rapports de thèse ou des études scientifiques », s'enthousiasme l'éditeur. Quelques mois auparavant, Dorothée Cunéo, directrice de Denoël, a ouvert le bal des biographies infographiques avec Le proustographe : Proust et À la recherche du temps perdu en infographie de Nicolas Ragonneau avec les infographies de Nicolas Beaujouan. Auteur, éditeur et proustomane notoire - il anime le blog Proustonomics - Nicolas Ragonneau lui soumet initialement un manuscrit dans lequel se baladent de nombreuses données. « Je l'ai rejeté en lui proposant de créer un champ de données que j'ai ensuite transmis à Nicolas Beaujouan, avec qui j'avais déjà collaboré pour Geek [paru en 2013 chez Robert Laffont, ndlr] », raconte Dorothée Cunéo. Surprenants, ces deux ouvrages ont été très remarqués. Le premier, l'Atlas Molière, a bénéficié d'une belle couverture presse, de France Inter au Monde en passant par Le Figaro ou encore Mediapart, quand le second, Le proustographe, qui « s'exporte bien », a notamment reçu, dans le cadre des Trophées de l'édition organisés par Livres Hebdo, le Trophée de la conception artistique 2021.
Jeunesse : premiers pas dans la data
De l'illustration à l'infographie, il n'y a parfois qu'un pas et certains éditeurs jeunesse commencent à s'emparer de la data pour donner le monde à voir aux plus jeunes. Après Les mystères du corps humain : tout comprendre en un clin d'œil ! de Cristina Peraboni et Les mystères de notre planète : découvre les sciences de la Terre en un clin d'œil ! de Cristina Banfi, tous deux illustrés par Giulia De Amicis, Kimane vient de sortir Les secrets de l'histoire : découvre les anciennes civilisations en un clin d'œil de Rossella Genovese et Maura Montagna avec les illustrations de Giulia De Amicis, consacré aux civilisations antiques. De même, Saltimbanque propose Le monde et moi : une histoire infographique de Mireia Trius avec les illustrations de Joana Casals.
On notera que chacun de ces titres est traduit. Si les éditeurs jeunesse ont l'habitude d'avoir recours à l'illustration pour expliquer le monde aux enfants, la data, elle « n'est pas une manière très française de représenter les choses », considère Lina Jeannin, éditrice chez Albin Michel. Appréciant les cartes, elle a notamment publié Fleuves de Peter Goes en 2019 et vient d'éditer Mapamundi de Raquel Martin, traduit par Sophie Hofnung, proposant quinze cartes riches en informations. Lina Jeannin voit un double intérêt à publier des documentaires en infographie. « Ces livres permettent aux enfants de picorer les informations contenues dans les livres », affirme-t-elle. Sans compter qu'« un titre très joli et coloré comme Mapamundi permet aux enfants de se familiariser avec les cartes, qui sont obscures lorsqu'on est petit. Et en même temps, il s'agit d'une bonne entrée parce que les enfants vont retrouver la data tout au long de leur vie. »
OLNI : Une nouvelle dimension
En révélant des informations jusqu'alors invisibles à l'œil nu, la data permet d'ouvrir un nouveau champ d'expérimentation pour les éditeurs. « Cette nouvelle approche permet d'envisager les sujets autrement », assure Dorothée Cunéo, directrice de Denoël. Voire d'envisager de nouveaux sujets tout court, des objets littéraires non identifiés (Olni). Alors directrice littéraire chez Robert Laffont, elle publie dès 2011 Datavision de David McCandless. « Je l'ai eu pour une bouchée de pain. Il était sorti depuis quatre ou cinq ans mais personne n'avait acheté les droits », se souvient-elle. Sa publication sur le marché français lui donne une visibilité à l'international. « Les éditeurs étrangers ont commencé à m'envoyer leurs livres de data. » Les conservant précieusement, elle s'en inspire. Elle multiplie les achats et créations inattendues comme Geek : la revanche de Nicolas Beaujouan (Robert Laffont, 2013) ou L'Atlas des femmes de Joni Seager (2019), bible de l'évolution de la condition des femmes dans le monde. Aude Mantoux, éditrice à La Martinière, s'est emparée en 2019 de la culture générale avec l'insolite Cartomania d'E. Didal, un « auteur passionné qui collecte des données partout, sans cesse ». Face au succès de l'ouvrage, « réimprimé à plusieurs reprises », l'éditrice a publié l'an passé Cartomania France. Les sujets déclinables en data sont nombreux comme en témoigne le menu de cette année avec des titres comme La physique quantique en 101 infographies (Larousse), Les réseaux sociaux expliqués en infographies de Mounir Moustahlaf (Eyrolles), Sexographie : 90 cartes et infographies sur le sexe de Katapult (Nouveau monde), La littérature : une infographie de Alexandre Gefen et Guillemette Crozet (CNRS Éditions) ou encore L'atlas des espions de Bruno Fuligni (Gründ).