Un « désastre ». C'est ainsi que Nelly Chabrol Gagne, enseignante-chercheuse à l'Université Clermont--Auvergne, coresponsable pédagogique du master Création éditoriale des littératures de jeunesse et générales, et auteure de Filles d'albums (L'atelier du poisson soluble, 2011), qualifie la représentation des femmes dans les albums jeunesse en 1994. Elle observe que, vingt-cinq ans plus tard, « le sexisme recule un peu mais se tapit dans les détails ». Sans avoir attendu #MeToo, un nombre croissant d'éditeurs jeunesse sont désormais à l'affût des représentations stéréotypées. « L'affaire Wein-stein n'est pas l'an zéro de la révolution féministe de l'édition jeunesse. Parmi les succès les plus récents, -Culottées de Pénélope Bagieu, par exemple, a été initié bien avant », confirme Thomas Dartige, directeur éditorial Livres documentaires, Univers petite enfance et Nouveaux médias chez Gallimard Jeunesse, qui affirme être « très attentif, depuis longtemps, à repérer et à déconstruire les stéréotypes de la société patriarcale ».
Ne pas véhiculer les stéréotypes
Sans prétendre « savoir ce qu'est un livre exempt de stéréotypes à 100 % », Laurence Faron, fondatrice de Talents hauts, veille depuis 2005 à « véhiculer une représentation du monde moins sexiste » à travers des ouvrages choisis avant tout pour « leur qualité graphique et/ou narrative » comme La déclaration des filles et La déclaration des garçons signés par Elisabeth Brami en 2014 et traduits dans douze langues.
Une même volonté anime La Ville brûle qui a publié On n'est pas des poupées et On n'est pas des super-héros de Delphine Beauvois et Claire Cantais, réunis en 2015 dans Ni poupées, ni super-héros !, ou La ligue des super--féministes de Mirion Malle en janvier.
Soucieuses de ne pas « véhiculer les stéréotypes énormes que l'édition jeunesse a assimilés », Victoria Scoffier et Seymourina Cruse, éditrices jeunesse aux Arènes, ont édité les deux tomes des Histoires du soir pour filles rebelles d'Elena Favilli (octobre 2017 et 2018), afin « de donner des modèles qui dépassent celui de la princesse traditionnelle », et les aventures de Brune et Rose absolument insupportables de Mijo Beccaria et Nicole Claveloux (octobre 2017).
L'engagement des éditeurs passe aussi par la mise en avant de figures féminines historiques. Depuis dix ans, la collection « Ceux qui ont dit non » d'Actes Sud Junior cherche « volontairement » à présenter « presque autant de femmes que d'hommes », assume sa directrice Murielle Szac. « Pour la question de la discrimination raciale, nous avons préféré Rosa Parks à Martin Luther King, sans toutefois l'évincer non plus », poursuit l'éditrice. Après Olympe de Gouges : non à la discrimination des femmes d'Elsa Solal (2014) ou Anna Politkovskaïa : non à la peur de Dominique Conil (2016), elle s'apprête à publier George Sand : non aux préjugés d'Ysabelle Lacamp (15 mai). Talents hauts vient de lancer « Les plumées » qui, avec neuf titres par an, remet au goût du jour des textes écrits par des femmes « peu ou pas réédités » comme L'aimée de Renée Vivien (février 2019) ou La belle et la bête de Gabrielle Suzanne de Villeneuve (mai 2019).
Renverser les préjugés
« En présentant presque exclusivement des modèles hors du commun ou des héroïnes qui ont changé le monde, ces listes peuvent créer une nouvelle injonction », prévient Thomas Dartige. Il a notamment édité chez Gallimard 40 combattantes pour l'égalité d'Isabelle Motrot (septembre 2018). De même pour les ouvrages qui tendent à renverser les préjugés. « Remplacer un stéréotype par un autre n'a jamais fait avancer la cause des femmes », déclare Murielle Szac qui préfère des ouvrages où la femme « réagit comme une femme, sans se conforter aux stéréotypes » et qui a, à cet effet, rédigé Le feuilleton d'Artémis (Bayard Jeunesse, 15 mai). Aucun problème donc à continuer de mettre en scène des princesses ou des femmes au foyer, du moment où l'on propose une « biblio-diversité » aux jeunes lecteurs, assure Nelly Chabrol Gagne. « Plus les enfants auront accès à la diversité de l'humanité, plus ils pourront s'identifier », insiste-t-elle. C'est ainsi qu'Hachette Romans propose « l'offre et la contre-offre sans exercer de censure », déclare Cécile Térouanne, directrice du département et éditrice du prix Nobel de la paix Malala Yousafzai dont le dernier ouvrage, Nous avons dû partir, est paru le 17 avril.
Si « les questions féministes s'oxygènent », Mélanie Quince, cofondatrice de la librairie Les Trois Sœurs (Paris 18e) remarque cependant que « la place des petits garçons est compliquée. On ne pense pas trop à eux alors qu'ils ne peuvent toujours pas lire un ouvrage avec une fille en couverture sans que cela pose problème aux adultes ». Un défi supplémentaire pour l'édition jeunesse. W