« Être si jeune, parfois, ça fout la rage. » Tel est le ressenti de Kiara, 17 ans, qui a le sentiment que l'étau se resserre sur sa vie. Sa famille a été broyée par différents événements. Idéaliste, son père a fait partie des Black Panthers, mouvement politique afro-américain né à Oakland, décor de leur sombre quotidien. Ses revendications l'ont conduit derrière les barreaux. Une expérience fatale. Sa mère a également connu la prison et la dépression. Pourtant, Kiara refuse de céder à la morosité. « Avoir une vie dont on ne sait pas s'échapper » n'est guère évident, mais elle se raccroche à son grand frère, Marcus, un chômeur se rêvant star du rap. Les choses dérapent lorsqu'ils sont menacés d'expulsion. Lucide, l'héroïne sait « qu'on s'en sortira pas comme la dernière fois que notre petit monde s'est brisé ». Va falloir se débrouiller, quitte à se sacrifier. « Ici, il y a différents degrés de survie... Mais qu'on ait de la chance ou pas, on doit travailler pour rester en vie. » Ainsi, Kiara franchit la limite inconcevable. « Je suis une fille prête à s'offrir alors que moi je ne suis même pas sûre d'en avoir vraiment envie. » C'est Cravate à pois qui se saisit d'elle la première fois. Kiara se concentre sur l'argent à gagner, en se persuadant qu'il suffit de s'extraire de son corps. « Je suis rien qu'un morceau de fille recouvert de chair. J'ai pas le choix », d'autant qu'elle prend sous son aile un autre enfant abandonné, Trevor, qui a besoin d'affection. Dès lors, la prostitution s'impose comme l'évidence de la dernière chance. « J'ai un corps et une famille qui a besoin de moi, alors je me suis résignée à faire ce qu'il faut pour nous garder tous ensemble : je suis allée retrouver la rue, à moitié chancelante. » Or cela a un prix. « Laisser la rue nous attraper, ça revient à organiser son propre enterrement. » Ce sentiment d'impuissance s'accentue lorsqu'elle est embrigadée par des policiers impliqués dans un trafic de prostituées. « Trouver un moyen d'échapper à ce piège » devient la priorité de Kiara, mais que peut faire cette gamine noire face à ce symbole de l'autorité ? Heureusement qu'il reste quelques êtres bienveillants, comme Tony et Alé, pour l'empêcher de sombrer. Malgré cette noirceur, le roman est teinté de moments de luminosité et d'humanité, qui vont à contresens de la violence. Repérée par le New York Times, Leila Mottley est une poétesse et une romancière époustouflante. Au-delà de s'interroger sur l'exploitation sexuelle, l'auteure − aujourd'hui âgée de 19 ans − a « l'ambition de réfléchir à ces femmes et leur vulnérabilité, leur invisibilité et l'absence de protection ». Plus particulièrement à « la violence à laquelle sont régulièrement confrontées les femmes de couleur ». Ce premier roman saisissant fait preuve d'une incroyable maturité littéraire, romanesque et psychologique. Mottley y incarne parfaitement la voix, le souffle, les émotions, la fatalité et l'espoir de son héroïne courageuse, qui ne renonce jamais à sa joie de vivre.
Arpenter la nuit Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pauline Loquin
Albin Michel
Tirage: 13 000 ex.
Prix: 21,90 € ; 416 p.
ISBN: 9782226456649