C’est le best-seller auquel nul n’a pu échapper. Apparue à l’automne 2000, l’épidémie des cakes a contaminé à peu près toutes les tables de France. Dîners en amoureux, soirées entre amis, réceptions avec buffets : les cakes étaient partout. Avec plus de deux millions d’exemplaires vendus, Les cakes de Sophie relève du phénomène de société. Accessoirement, cet énorme succès de librairie a contribué à l’ascension du groupe La Martinière.
Au départ, une Sophie. Une vraie Sophie : Sophie Dudemaine. Fille de restaurateurs (associé à Marcel Bleustein-Blanchet, son grand-père avait fondé les restaurants des drugstores Publicis, avant de reprendre le restaurant de la tour Eiffel), Sophie n’a jamais pu décrocher son CAP de cuisine : "Il fallait toujours que j’ajoute la "Sophie’s touch", qui faisait qu’un bœuf bourguignon n’était plus vraiment un bœuf bourguignon, explique-t-elle. Mais j’ai eu la chance d’apprendre les bases chez les grands." Elle s’essaie aux dîners à domicile : elle débarque chez des particuliers avec ses ingrédients et concocte un dîner "comme au restaurant". Clin d’œil amusant, son futur mari, Jacki Dudemaine, dirigeait, quand ils se sont rencontrés, un restaurant qui s’appelait… L’Appart. De leur mariage naît une fille. Sophie décide de rester au foyer pour l’élever. Les premières années passées, elle se cherche une occupation qui lui permettrait d’avoir une activité professionnelle, tout en restant le plus possible chez elle, pour continuer d’élever sa fille. L’idée lui vient de cuisiner des produits qu’elle ira vendre sur les marchés. "Je cherchais une idée simple, qui ne fasse pas trop "traiteur". J’ai d’abord essayé les tartes, mais je n’en mettais que deux dans mon four. Avec les cakes, je pouvais en loger dix." Le cake n’existe alors que sous une seule forme : sucrée, avec raisins secs et fruits confits. Les Méridionaux en connaissent cependant une déclinaison salée, avec olives, jambon et lardons : "La recette était trop grasse, trop lourde, j’ai simplifié et allégé", explique Sophie Dudemaine. Prise au jeu, elle multiplie les variantes, qui surprennent et séduisent. Sur les marchés de l’ouest parisien (Suresnes, Le Vésinet, Rueil-Malmaison) où elle dresse son étal, les clients sont de plus en plus nombreux : "Au bout de six mois, je vendais cent cakes en un week-end." Des enseignes du luxe la repèrent - Lafayette Gourmet, Fauchon… Les cakes de Sophie Dudemaine se retrouvent même dans la petite épicerie très chic qu’avait ouverte, un moment, le chef Christian Constant, à côté du Violon d’Ingres, son restaurant étoilé de la rue Saint-Dominique, à Paris. C’est là, à l’automne 1999, qu’ils vont appâter l’œil de Sylvie Désormière.
Trois cakes en devanture.
Sylvie Désormière est architecte et, depuis peu, éditrice. "Je voulais me mettre à la cuisine, explique-t-elle. Mais, à cette époque, je ne trouvais en librairie que des livres bien léchés, signés Pierre Troisgros ou Alain Chapel. C’était décourageant. Je ne me voyais pas commencer par des trois-étoiles !" La cuisine, cependant, elle a déjà un petit pied dedans : son compagnon n’est autre que Jean-Luc Petitrenaud, célèbre chroniqueur gastronomique. Petitrenaud anime alors une émission sur France Inter, où il interviewe des grands chefs à qui il demande, pour terminer, "une recette toute simple, avec des restes, qu’on pourrait étaler sur une tartine". L’idée a séduit Sylvie Désormière, qui décide de la faire partager : elle conçoit, sur ce thème, un livre baptisé 52 tartines du dimanche soir. Nous sommes en 1998. "Je le propose à Hervé de La Martinière. Il était en train de monter son groupe et venait de racheter Minerva. Comme je lui apportais le projet pour ainsi dire clés en mains, il a décrété que j’étais éditrice, et il m’a convaincu de travailler avec lui." Les Tartines sont un succès : 100 000 exemplaires vendus. Au début, Sylvie Désormière n’accepte la proposition d’Hervé de La Martinière qu’à mi-temps : "Je ne voulais pas lâcher l’architecture. Mais, très vite, le virus de l’édition a pris le dessus. Ce fut une époque créative formidable. "
Elle prend la direction des éditions Minerva, dont elle recentre la production, à l’origine orientée tourisme, sur les ouvrages de cuisine. Un soir, faisant ses courses avant de rentrer chez elle, elle repère trois cakes en devanture de l’épicerie de Christian Constant. En achète un, le trouve délicieux : "Il était vendu avec les coordonnées de la cuisinière qui l’avait fait. Je l’ai appelée. Ensuite, tout est allé très vite. Il y avait, pour moi, une évidence. Pourquoi personne n’avait pensé plus tôt à décliner le cake ?" Sophie Dudemaine aligne 80 recettes différentes. Chacune est mise en scène au plus près de la réalité : "Je voulais faire un livre avec des photos des produits qui sortent du four, pas trafiquées", explique Sophie Dudemaine. Sylvie Désormière est convaincue de tenir un succès. Le tirage est "gonflé" à 8 000 exemplaires : "Mais, au dernier moment, Hervé de La Martinière me dit : "Restons à 6 000." J’étais affreusement déçue." L’ouvrage paraît en septembre 2000 et, au bout d’une semaine seulement, il est en rupture de stock. Réimpression dans l’urgence. Nouvelle rupture. Et ainsi de suite : "Les réimpressions ne parvenaient pas à suivre !"
"C’est moi qui l’ai fait".
L’ouvrage a déclenché un véritable tsunami dans les cuisines des Français. Mais ce succès, s’il a stupéfié Sylvie Désormière par son ampleur, ne l’a pas étonnée sur le fond. "Ça correspondait à la société, explique-t-elle. Et j’en étais moi-même une représentante : nous étions une génération de femmes élevées au micro-ondes, qui souhaitait se mettre ou se remettre aux fourneaux, tout en gardant une vie active." "Le cake permettait aux femmes de retour du travail de servir un plat goûteux, original et de pouvoir dire "C’est moi qui l’ai fait" ", renchérit Sophie Dudemaine. Un diagnostic confirmé par l’abondance des commentaires sur les forums de discussion sur Internet, où à chaque fois les recettes de Sophie Dudemaine sont louées pour leur simplicité : facilité d’exécution, assurance d’avoir les bonnes proportions, découverte de nouvelles associations de goûts. Signalons, d’ailleurs, qu’Internet a joué un grand rôle dans le lancement du livre : "Le site Marmiton venait tout juste de se créer, rappelle Sylvie Désormière. Un jour, Sophie m’appelle, affolée : "Toutes mes recettes sont en copier-coller sur le site !" Nous avons actionné notre service juridique, mais c’était délicat, car il ne s’agissait pas de plagiat, mais d’internautes qui s’échangeaient des recettes. La bonne surprise, c’est que ça n’a pas empêché une seule vente. Au contraire : cela n’a fait qu’alimenter la communication sur le livre." Traduit en six langues, l’ouvrage s’écoulera, étranger compris, à plus de trois millions d’exemplaires.
En 2004, en désaccord avec Hervé de La Martinière sur les développements de son groupe, Sylvie Désormière quitte la direction de Minerva. Elle deviendra directrice générale des éditions Mango, puis du groupe Fleurus, avant d’être aujourd’hui packager. L’aventure des Cakes de Sophie lui laisse encore des étoiles dans les yeux : "C’était la plus grosse marge du groupe. Et, surtout, le livre a donné une impulsion nouvelle au secteur. Je n’aurais jamais imaginé que les rayons cuisine des librairies seraient aussi remplis qu’aujourd’hui !"
Sophie Dudemaine, elle, a depuis longtemps abandonné les marchés. Mais écrit beaucoup d’autres livres : 27, en tout (Tartes & salades de Sophie, Les sauces de Sophie, etc.). "Il sort encore chaque jour 250 exemplaires d’un de mes livres, explique-t-elle, pas peu fière. Je suis toujours, après La Terre vue du ciel et ses déclinaisons, la quatrième meilleure vente du groupe !"