En moins de cinq années, la jurisprudence a orienté les entreprises à attaquer livres et journaux sur le fondement du dénigrement. Il est donc l’heure de revenir sur l’émergence de ce concept juridique et de l’expliciter.
L’assemblée annuelle de la Commission droit des médias de l’Union Internationale des Avocats (UIA), réunie à l’occasion du congrès annuel qui s’est tenu en novembre à Luxembourg, est revenue longuement, lors d’une session consacrée aux « entreprises face aux médias, sur la notion de dénigrement.
Rappelons que le principe, en droit français (et européen) reste celui de la liberté d’expression, « dont l’exercice ne revêt un caractère fautif qu’en cas d’abus constitutif d’un délit de presse (parmi lesquels la diffamation) » ou, désormais, « en présence d’un dénigrement de produits ou de services ».
Celui-ci est « l’expression d’une critique relative aux produits ou aux services commercialisés par un opérateur économique ».
A l’inverse, lorsqu'une critique est dirigée contre une personne (physique ou morale) et qu'elle affecte l'honneur ou la considération de cette personne, elle ne peut constituer un dénigrement, puisqu’il s’agit alors d’une diffamation relevant du régime classique de la loi du 29 juillet 1881.
Propos direct ou indirect
Cette distinction est facile dans le principe mais difficile d’application, comme l’a souligné à Luxembourg mon confrère et ami Jean-Yves Dupeux, « dès lors que la critique formulée affecte in fine le crédit de la personne physique ou morale qui commercialise le produit ou le service critiqué ».
Afin de trancher, il faut déterminer si le propos est ou non dirigé de façon « directe » contre la personne physique ou morale. C'est ce caractère seulement « indirect » qui explique que la qualification de dénigrement est accueillie au détriment de la qualification de diffamation, en ce qu’il vise les produits, services et prestations.
Plusieurs décisions de justice rendues ces dernières années ont débouté les sociétés qui agissaient sur un fondement erroné , ou encouragé celles-ci…
Les 27 novembre 2013, les 12 et 14 avril 2016, ainsi que le 11 juillet 2018, les magistrats de la Cour de cassation ont exclu le régime de responsabilité civile en présence d'une critique qui ne concerne pas les produits ou services d'un opérateur économique.
La Cour européenne des Droits de l’Homme a entériné cette lecture par un arrêt en date du 4 septembre 2018, rendu à propos d’un livre portant sur les conséquences de la disparition, en 2004, d’un journaliste turc.
Délit civil
Et, le 6 mars 2019, le chambre de la presse du Tribunal de grande instance de Paris (la fameuse 17ème chambre) a étrillé Vivendi qui poursuivait pour dénigrement un ancien journaliste… de sa filiale Canal + dont, selon les dires de l’homme de presse, l’entreprise avait censuré le travail.
Or, les conséquences de la qualification de délit de presse ou de délit civil sur le régime applicable sont substantielles.
Le dénigrement est en effet un délit civil dont la définition et le régime sont le fruit d’une construction purement jurisprudentielle sanctionnée par l’article 1240 du Code civil, qui ne souffre notamment pas une prescription trois mois juste après la publication litigieuse.
Ce caractère prétorien explique certainement l’évolution complexe et tourmentée de cette notion. Les éditeurs se montreront donc doublement prudents quand cette nouvelle menace, en pleine croissance, se dessine sur le front des attaques contre la liberté d’expression.