"Depuis des générations, les 6 803 habitants de Falls se connaissaient par leur nom et leur prénom. Nos maisons, retapées, nous paraissaient encore plus belles. Pas tout à fait le paradis ? Mais certainement délimité de façon à bannir l’enfer hideux." Ainsi est dépeint ce typique bled de Caroline du Nord par le narrateur de "Leurre", qui, avec "Soyez sans crainte" et "Les saints ont des mères", forme le triptyque de récits de vie signé Allan Gurganus, Ceux qui restent.
Bill Mabry, ce fils de fermier devenu assureur, est sans histoires. La seule qu’il ait à raconter est celle d’une fascination teintée d’homo-érotisme pour son médecin de famille, le Dr Roper, simplement appelé "Doc". Aujourd’hui à la retraite, Doc se consacre à la fabrication de canards en bois et ne surveille plus le taux de cholestérol de Bill, de dix ans son cadet. Les vies minuscules de Falls où coule la rivière Lithium - tel le Styx, source d’oubli - sont le décor d’une immense solitude. Bill se souvient du corps sportif du médecin lorsque ce dernier faisait son crawl quotidien dans la rivière. Comme si, privé de ses familières visites médicales, il regrettait que Doc ne l’effleurât plus de ses doigts pour lui prendre le pouls.
Devant les belles façades alignées, de troubles vérités sont chuchotées, ou carrément tues. Dans "Les saints ont des mères", la narratrice est mère de jumeaux et d’une fille aînée ayant disparu au cours d’un voyage humanitaire en Afrique. Elle se remémore l’intelligence et le dévouement de sa fille qui, adolescente, aidait déjà les sans-abri. Mais au fil des pages, on se rend compte qu’au sentiment de la perte se mêle chez la mère de l’"héroïque" Caitlin une rivalité toxique avec sa défunte enfant.
"Soyez sans crainte", la nouvelle qui ouvre le recueil, est sans doute le plus emblématique de la spécieuse convivialité provinciale. Le narrateur, l’auteur lui-même, accompagne sa plus vieille amie au spectacle de l’école de son fils ; ce faux couple y croise un autre couple qui a l’air tout à fait idéal, beau et amoureux. Après enquête, la femme se révèle être la mère de ce jeune homme qu’elle eut à l’âge de 14 ans. Elle était tombée enceinte dans un accès de chagrin et de folie : en consolant son parrain et meilleur ami de son père qui avait accidentellement été tué par lui dans une virée en ski nautique. S. J. R.
