Dans son impressionnant ouvrage, récemment publié en deux forts volumes, consacré à La Saga des intellectuels français 1944-1989 (Gallimard), François Dosse s’attarde bien entendu sur les multiples interdictions prononcées par le pouvoir gaulliste. Il revient en particulier sur le courage de Jérôme Lindon et l’édition de La Question d’Henri Alleg.
Rappelons que c’est à la Toussaint 1954, que des émeutes éclatent, en particulier en Kabylie et dans les Aurès, à l’instigation d’un « Front de Libération Nationale ». Les 70 attentats font huit morts et le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, la principale organisation nationaliste, est dissous. Les sympathisants de la cause indépendantiste algérienne vont devenir suspects, être inquiétés, voire arrêtés.
Pierre Vidal-Naquet, dont le père avocat a été torturé et déporté, dénonce : « Beaucoup de ces hommes, furent torturés de la façon la plus abjecte. Contrairement à ce qui se passait d’habitude, et grâce notamment à l’action courageuse d’un avocat, Maître Pierre Stibbe, ces faits furent rapidement connus en France. »
France-Observateur parle en effet, en 1955, de « Votre Gestapo d’Algérie ». François Mauriac, dans L’Express, publie un bloc-note intitulé « La Question », s’attaquant aux méthodes de la police en Algérie. Mais la censure contre-attaque rapidement : La Vérité, journal trostkiste, est poursuivi, en raison de ses articles sur la torture, par des représentants de l’ordre français.
François Mitterrand, le ministre de l’Intérieur, doit finir par ordonner une enquête sur le fonctionnement de la police en Afrique du Nord. Le rapport officiel, signé par Roger Wuillaume, inspecteur général de l’administration, est édifiant : le passage à tabac, les violences sont pratiques courantes. C’est ensuite le rapport de Jean Mairey, directeur de la Sûreté, qui enfoncera le clou.
Torture et censure
La censure, elle, s’installe en même temps que la guerre embrase toute l’Algérie et que la torture s’y répand encore plus. Le 3 avril 1955, est instaurée une loi qui déclare l’état d’urgence, et donne pouvoir à toutes les autorités administratives de « prendre les mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales ».
Le premier livre visé par la censure est l’ouvrage de Colette et Henri Jeanson, publié aux Editions du Seuil fin 1955, et objet, dès le le 14 janvier 1956, d’une ordonnance de saisie prise « sur arrêté du préfet d’Alger pour atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat ».
En janvier 1957, le général Massu et ses parachutistes reçoivent du super-préfet d’Alger les pouvoirs de police. C’est cette même année 1957 qu’ont lieu les plus importantes révélations sur la torture : Le Seuil édite Contre la torturede Pierre-Henri Simon, des appelés témoignent, les articles paraissent.
Le grand avocat Maurice Garçon, rédige un rapport, en juin 1957, où il assène : « Il est incontestable que des sévices ont été exercés, de sang-froid, au cours des enquêtes préalables aux instructions judiciaires, tant par les services de police que par les organisations militaires. Ces sévices sont particulièrement caractérisés par l’emploi de décharges électriques et des projections d’eau jusqu’à la suffocation ». Le 12 juin, jour de la publication de ce rapport, Henri Alleg est arrêté. Notre homme a été directeur d’Alger républicain, quotidien qui est interdit de parution dès septembre 1955. Alleg, membre du Parti Communiste algérien entre en clandestinité en novembre 1956.
Il est arrêté, le 12 juin 1957, par les parachutistes et enfermé à El-Biar, dans la banlieue d’Alger. Durant un mois entier, il est torturé : « Chaque coup m’abrutissait davantage mais en même temps me raffermissait dans ma décision : ne pas céder devant ces brutes qui se flattaient d’être des émules de la Gestapo ». Fin août, il est transféré à Barberousse, une prison d’Alger.
L'éditeur et le risque
Son récit arrive en France grâce à ses avocats. Jérôme Lindon racontera : « Je reçois Madame Alleg qui m’apporte le manuscrit « Interrogations sous la torture ». (…) à cause des noms cités, des officiers impliqués, je vais être mis en difficulté, attaqué en justice. Un procès aura lieu à Alger, je serai condamné, avec le risque de la faillite financière, la mise au chômage des personnes qui travaillent avec moi et les jeunes auteurs privés d’un éditeur. Mais en même temps je me dis : ce livre est vrai, c’est du domaine de l’écriture, c’est une écriture qui ne ment pas. Je prends, seul, la décision de le publier ».
Le texte d’Henri Alleg est rebaptisé La Question par son éditeur et sort le 12 février. Il s’en vendra près 60000 exemplaires en quelques semaines.
Le récit est visé par une saisie, le 27 mars 1958, pour « atteinte à la sûreté de l’Etat ». D’éminents écrivains s’en inquiètent dans une « adresse solennelle à Monsieur le Président de la République » cosignée par André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac et Jean-Paul Sartre, demandant que « la lumière soit faite dans des conditions d’impartialité et de publicité absolues, sur les faits rapportés par Henri Alleg ».
Durant cette guerre, les deux éditeurs les plus poursuivis sont sans aucun doute Jérôme Lindon, pour les éditions de Minuit, et François Maspéro. Entre 1958 et 1962, vingt-cinq livres sont saisis. « En fait, déclare Jérôme Lindon, si je me retrouvais inculpé pour chacun des livres saisis, l’instruction n’allait jamais jusqu’au bout. Un seul procès a eu lieu, pour le Déserteur », signé, en 1960, par Jean-Louis Hurst sous le pseudonyme de Maurienne, rendant la censure encore plus nocive.
L’aventure de nombre d’intellectuels français, que raconte avec brio François Dosse, est aussi celle des engagements et, bien souvent, du courage contre la barbarie.