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L’espoir d’une cohabitation intelligente

L’espoir d’une cohabitation intelligente

Il ne s’agit plus aujourd’hui de savoir si le numérique remplacera le livre. Mais plutôt de mesurer l’impact des nouvelles technologies et des réseaux sur notre société et nos comportements. Alors que le Salon du livre de Paris vient de fermer ses portes, plusieurs ouvrages abordent la question.

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Par Laurent Lemire
avec Créé le 14.10.2013 à 21h55

A la condition humaine s’ajoute désormais La condition numérique. Le titre de l’ouvrage de Bruno Patino et Jean-François Fogel résume bien l’ampleur du remue-ménage apporté par le réseau dans nos vies. Le livre, très clair, précis, ne cherche pas à faire de l’esbroufe mais à faire comprendre l’émergence d’un monde nouveau avec une économie nouvelle et des comportements nouveaux et, au centre du système, l’internaute seul dans la multitude, à la fois libre de penser et dépendant de sa connexion.

« Nous avons souhaité mettre à la disposition du public une connaissance des enjeux en les faisant profiter de notre expertise qui remonte maintenant à seize ans », explique Bruno Patino. En 2005, le responsable du numérique à France Télévisions, nommé par ailleurs en janvier directeur général délégué aux programmes, avait publié, également avec Jean-François Fogel, Une presse sans Gutenberg (Grasset) où tous deux montraient comment le journalisme allait être transformé par la vague numérique. « Il y a huit ans, nous pouvions encore envisager deux univers parallèles. Aujourd’hui réseau et réel sont inextricablement liés. Il n’est même pas exclu qu’ils soient en compétition. »

Désormais devraient-ils titrer : « Une édition sans Gutenberg » ? Bruno Patino ne le pense pas. A la demande de Christine Albanel, alors ministre de la Culture, il avait rendu en 2008 un Rapport sur le livre numérique où il préconisait une certaine vigilance tout en ne remettant pas en question cette transition inévitable. Il y revient avec Jean-François Fogel dans cette Condition numérique en évoquant Borges, Primo Levi ou Jules Verne, et en donnant à chaque chapitre le titre d’un ouvrage qu’ils ont aimé comme L’écume des jours, La carte et le territoire ou La foire aux vanités. Une façon pour eux de souligner l’importance de la littérature.

« Ici, nous avons envisagé le livre comme un rapport à la culture et plutôt au savoir. Notre sujet n’est pas le devenir de l’objet livre. Ce n’est plus la numérisation du support qui est essentielle mais le fait que l’internaute est connecté en permanence avec le réseau et avec les autres. Les supports anciens ne vont pas forcément disparaître. Ils peuvent continuer dans une forme de cohabitation intelligence. En revanche, notre façon d’écrire à l’ère du numérique risque, elle, de changer. »

Le numérique et notre rapport au réel.

C’est justement le sujet de Jean-Claude Monod. Dans Ecrire (Flammarion), ce philosophe qui enseigne à l’Ecole normale supérieure de Paris s’est intéressé aux messages à l’ère du numérique. A l’aide de nombreux exemples - dont le fameux tweet de Valérie Trierweiler qui a eu la portée d’un passage au journal de 20 heures -, il établit une sorte de phénoménologie du message. Dans La démocratie des crédules (Puf), le sociologue Gérald Bronner montre, lui aussi comment Internet changeait notre rapport au réel et combien l’argument de l’ignorance chère aux sophistes pouvait nous faire gober les pires stupidités. L’écriture comme la démocratie sont des activités lentes par rapport à l’instantanéité du réseau. Tout s’y dit et s’y contredit dans la même fraction de seconde.

Pour bien nous faire saisir l’importance de cette transition imposée par Internet et les réseaux sociaux, David Lacombled a également choisi l’approche simple et pédagogique. Pour lui, chacun est appelé à devenir un Digital citizen (Plon). « Le numérique se charge de tout dans nos vies. Plutôt que de s’en protéger, il vaut mieux envisager de l’apprivoiser. » Comme un outil dont on apprend à se servir pour créer quelque chose. D’où son précepte au cœur de son « Manifeste pour une citoyenneté numérique » : «Il faut apprendre l’homme à Internet et pas l’inverse. »

Autrement dit, puisque la technologie est là, nous devons travailler à la maîtriser. « Nous sommes tous responsables de ce qui est en train de nous arriver », insiste David Lacombled qui évoque l’automne 2012. «La rentrée littéraire a été moins consacrée à des auteurs d’avenir qu’elle n’a été source d’interrogations sur l’avenir du secteur. Car libraires et éditeurs voient leur horizon obscurci conjointement par deux menaces : la vente sur Internet et le livre numérique. » Or, pour l’un comme pour l’autre, il laisse entendre que la peur est mauvaise conseillère. « Il y a une éducation à faire sur l’économie de l’internet. » Sur le livre numérique, par exemple, le directeur délégué à la stratégie des contenus d’Orange reste confiant en affirmant une position claire : « Il ne faut pas enfermer les lecteurs dans un modèle de tablette. Il n’est pas question qu’il y ait un seul écran et un seul fournisseur pour les livres. »

Le réseau et ce qu’il doit être.

Pour autant, Internet n’est pas qu’une question d’équipement. Au-delà des récepteurs et des émetteurs, il y a tout ce qui circule. Et en ce domaine, le réseau ne rime pas toujours avec raison. Bruno Patino rappelle combien l’idée de gratuité est un leurre. Il a une formule pour cela : « la gratuité se paie d’avance ». Autrement dit, ce que l’on croit offert est fourni en contrepartie de quelques données personnelles, précieusement conservées et monnayées auprès des marchands qui veulent cibler leur clientèle.

Pour Bruno Patino, il ne s’agit pas de lutter contre le réseau, mais d’envisager ce qu’il doit être. En résumé, ce sont aux administrateurs et aux utilisateurs aussi de dire ce qu’ils veulent en faire. « Le réseau est né avec une utopie de partage. Il grandit avec l’hypercapitalisme. Rien ne nous dit ce qu’il va devenir. Tout simplement parce que c’est à nous de construire cet avenir. »

Francis Jutand, directeur scientifique de l’institut Mines-Télécom, a dirigé La métamorphose numérique : vers une société de la connaissance et de la coopération (Alternatives). Les technologies de l’information et de la communication y sont abordées par le biais des sciences sociales, humaines et économiques. Là encore, il s’agit pour tous les contributeurs de bien insister sur le devenir de la civilisation qui s’affiche sur nos écrans et les conditions qu’il faudrait réunir pour former une société plus humaine dans cet océan numérique, une société fondée sur la connaissance et la coopération.

L’obsolescence d’Internet.

Ces regards sur notre actuel monde numérique soulignent tous une évidence. Sur le Net, le meilleur comme le pire sont disponibles au même moment, à tout instant. L’oublier, comme oublier que quelques empires capitalistiques déroulent cette Toile pour piéger ses utilisateurs, c’est risquer la transformation des internautes en moutons de Panurge.

«Les livres, écrivait Paul Valéry, ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps et leur propre contenu. » La formule reste valable pour le livre numérique, même si on voit mal une souris grignoter une liseuse. Dans l’avenir, la culture qui suppose du temps et Internet qui implique l’immédiateté sont appelés à cohabiter. La fréquentation des musées n’a pas diminué avec la profusion des écrans, mais de plus en plus de gens sont rivés à leur connexion. Il subsiste un élément de taille, notamment pour le livre : l’obsolescence d’Internet. Des ouvrages de deux siècles sont toujours lisibles alors que des fichiers enregistrés il y a deux ans ne peuvent plus être lus avec un matériel plus sophistiqué.

Toujours est-il que ce nouveau citoyen à qui il est demandé d’apprendre à apprendre est de plus en plus connecté et échange davantage à mesure que les tuyaux grossissent. Ce que David Lacombled résume par une image : «plus les routes sont larges, plus il y a de circulation ». Reste à connaître la destination… <

La démocratie des crédules, Gérald Bronner Puf, 6 mars.

Digital citizen : manifeste pour une citoyenneté numérique, David Lacombled, Plon, 28 mars.

La condition numérique, Jean-François Fogel et Bruno Patino, Grasset, 3 avril.

Ecrire, Jean-Claude Monod, Flammarion, 10 avril.

La métamorphose numérique : vers une société de la connaissance et de la coopération, Francis Jutand (dir.), Alternatives, 19 avril.

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