Instantanés de Justice

Perdre les eaux en audience

Avocate dans les couloirs du palais de justice - Photo Olivier Dion

Perdre les eaux en audience

Le 4 avril dernier, une avocate a perdue les eaux lors d'une audience alors que les juges avaient refusé de la reporter. Une illustration saisissante des retards qui s’accumulent dans les tribunaux. Récit.

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Par Laure Heinich
Créé le 02.07.2024 à 10h04

Le 4 avril 2024, au tribunal judiciaire de Paris, une avocate demande le renvoi de l’affaire pour laquelle son client doit être jugé pour avoir commis un vol, en compagnie d’un comparse. Les deux hommes comparaissent libres, l’un sous contrôle judiciaire et l’autre sous bracelet électronique. L’avocate en est à son huitième mois de grossesse et ne peut pas assurer l’audience qui vient. Cela va sans dire, serait-on tenté d’écrire. Toutes les parties s’accordent pour que l’affaire soit examinée plusieurs mois plus tard, y compris l’avocat de la partie civile, confraternité ou simple humanité, oblige.

Mais la vie s’accommode mal de la nécessité de punir. À moins que ce ne soit l’inverse. Bien que la loi accorde au justiciable le droit de choisir son avocat, le tribunal a estimé qu’il ne fallait pas ralentir le cours de la justice déjà trop longue et que l’homme pourrait être défendu par une autre robe noire. C’est donc sans s’encombrer des droits de la défense que les juges ont refusé de juger l’affaire ultérieurement.

L'avocate a été évacuée sur une civière, l’affaire a été renvoyée

La jeune femme est donc restée à l’audience aux côtés de son client. Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Fallait-il qu’elle abandonne celui qu’elle a défendu tout le long de l’instruction de cette affaire ? Le risque pris par les magistrats s’est réalisé et l’avocate s’est écroulée avant de perdre les eaux en pleine salle d’audience. Elle a été évacuée sur une civière. L’affaire a été renvoyée.

Cette scène reflète l’image de la justice qui n’intervient jamais préventivement. Il faut attendre que le drame ait eu lieu, qu’une ambulance contraigne l’évidence. Une avocate trahit-elle la confiance de son client en tombant enceinte ? La question peut paraître saugrenue, ou particulièrement violente, mais elle a été soulevée.

On a pu lire ici ou là de ces interrogations sous forme d’arbres qui cachent la forêt. S’exprimant dans un journal, le président du tribunal de commerce se demande ce que l’avocate faisait là. Il devrait pourtant s’y connaitre en modèle économique et savoir qu’il est parfois difficile de faire autrement. Les avocates travaillent jusqu’au bout comme les médecins ou les infirmières. Comme les autres, les avocates préféreraient s’arrêter confortablement en profitant de leur congés maternité mais elles ne laissent pas tomber leur client dont les affaires ont commencé bien avant leur grossesse.

Outre la question parfois compliquée des relations entre les avocats et les magistrats, cette affaire pose d’abord la question de la violence de la justice. Ces deux mots devraient pourtant être antinomiques puisque l’institution judiciaire a précisément pour vocation de participer à l’apaisement des conflits en disant le droit. Mais, lorsqu’un tribunal débute un procès par un tel déni de tous les droits, tant ceux de l’avocate que ceux de son client, quelle représentation donne-t-il ? Comment ne pas l’assimiler à une démonstration de force ? Le contraire de l’apaisement, le contraire du droit.

Les juridictions croulent sous des dossiers

Si l’homme avait été jugé en dehors de la présence de l’avocate qu’il avait choisi et qui l’avait toujours conseillé, comment aurait-il pu comprendre et accepter le jugement qui aurait suivi ? Il existe des vertus pédagogiques de l’audience, des débats qui conduisent parfois à la compréhension, à l’adhésion à l’autre ou à la loi, et qui participent de la réinsertion des hommes. C’est notamment pour cette raison que le principe de « l’oralité des débats » reste au cœur de notre droit pénal.

Comment expliquer, alors, que des magistrats puissent céder à la force ? Peut-être parce qu’ils doivent « gérer les stocks », qu’on leur demande de juger à la pelle et coûte que coûte. Les juridictions croulent sous des dossiers que l’institution déshumanisée appelle « des stocks » plutôt que « des gens ». Les retards s’accumulent au point de devenir inhumains eux aussi. Lorsque l’affaire arrive enfin devant le tribunal, aucun autre délai n’apparaîtrait supportable. Même avec une avocate enceinte de huit mois.

C’est cette volonté d’épuiser les stocks, de contenter la machine à broyer, qui, ce jour-là, a pris le pas sur la nécessité de rendre une justice équitable et sereine. Nous avons alors assisté au spectacle d’une justice perdante. Ou perdue. Aux dernières nouvelles, la future maman va bien. L’affaire sera, quant à elle, jugée dans quelques mois sans aucune déstabilisation de la société pour quiconque. Assister à un procès, c’est souvent constater tout ce qui aurait pu être évité.

Laure Heinich

Olivier Dion - Laure Heinich

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