Les livres de Lola Lafon sont peuplés de jeunes filles frondeuses brûlant d’Une fièvre impossible à négocier, titre de son premier roman paru en 2003 chez Flammarion. Après De ça je me console (2007), Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (2011), sa Petite communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014), biographie librement fantasmée de la gymnaste roumaine Nadia Comaneci, a rencontré un large écho : 115 000 exemplaires vendus, des traductions en onze langues. La romancière retrouve un personnage de jeune femme indocile, une déserteuse des routes principales, dans Mercy, Mary, Patty, son cinquième roman. Petite-fille du magnat de la presse William Randolph Hearst, enlevée à 19 ans, le 4 février 1974 sur le campus de Berkeley en Californie, par un groupe révolutionnaire dont elle ralliera la cause, Patricia Hearst est en effet la figure ambiguë et fascinante qui confronte, à quarante ans de distance, trois femmes de trois générations différentes à leurs propres voies d’émancipation. L’occasion pour Lola Lafon de reconfigurer les questions politiques qui jalonnent son chemin littéraire.
Lola Lafon - Ce n’est jamais facile. J’ai mis un peu plus de deux ans à écrire Mercy, Mary, Patty. D’une part, parce que la promotion de La petite communiste, qui s’est achevée à l’automne dernier aux Etats-Unis, a été très longue. Et d’autre part, parce que j’écris, lentement, de nombreuses versions que je ne montre à personne, pas même à mon éditrice Marie-Catherine Vacher. C’est le temps qu’il fallait pour retomber amoureuse et se consacrer à ce nouvel amour.
Je connaissais la photo iconique où, rebaptisée Tania, elle pose armée, béret sur la tête, devant le drapeau avec le cobra à sept têtes de la SLA, l’Armée de libération symbionaise, le groupe de ses ravisseurs. Et la chanson Hey Joe [de Jimi Hendrix, NDLR] qui l’évoque. Si je me suis aventurée comme d’habitude sur beaucoup de fausses pistes, la structure principale était là dès le début : je savais qu’il y aurait un huis clos, un dialogue entre deux figures féminines qui enquêtent sur la personnalité de Patty Hearst. Le personnage de Gene, la professeure américaine chargée par les avocats de la famille Hearst de faire son évaluation psychologique en vue du procès, a, lui, survécu à toutes les versions. Elle s’est imposée presque physiquement, tout comme le personnage de l’adolescente Violaine, qu’elle embauche comme assistante.
Je crois que c’est la façon dont cette affaire défait les évidences, les clichés de perpétuation familiale, et formule la question du choix. A quel moment décrète-t-on qu’un choix procède du "lavage de cerveau" ? Et aussi cette question : qu’est-ce qui fabrique la radicalité. J’aime toujours faire deux ou trois pas de côté, donc je ne voulais pas aborder ces thèmes avec des éléments de l’actualité. Et puis j’ai passé un mois et demi en résidence à Smith College dans le Massachusetts, et là j’ai découvert l’histoire effacée des jeunes filles de Deerfield, Mercy Short, Mary Jemison et Mary Rowlandson, kidnappées par des communautés indiennes au XVIIe et au XVIIIe siècle. Des captives qui ne voulaient pas être libérées et à qui on a envoyé prêtre et armée pour les convaincre de réintégrer leur place. Je me suis rendu compte qu’avec le procès de Patty Hearst, qui s’apparente à un exorcisme, c’était toujours la même histoire, les mêmes questions : changer d’identité en tournant le dos à ce qu’on aurait dû être, se convertir à une autre idéologie que celle dans laquelle on a été élevé, cela inquiète toujours les pouvoirs. Les résonances de ces cas sont finalement très actuelles.
J’ai un côté un peu obsessionnel quand il s’agit de se documenter. J’ai donc lu le procès en entier ainsi que plusieurs thèses autour de la théorie du lavage de cerveau développée par la défense au procès. J’ai écouté les mots de Patricia sur les bandes enregistrées adressées à ses parents, sa voix qui est celle d’une absente qui prend toute la place. Comme mes personnages, j’ai joué à la Candide. Je suis passée par les mêmes interrogations : quel procès lui fait-on vraiment ? Est-ce qu’on lui reproche un hold-up ou sa transformation ? Et puis il y a des lectures apparemment moins directes qui m’ont nourrie comme La conspiration de Paul Nizan qui a été un choc esthétique et politique. J’ai relu également Jacques le fataliste, livre dont mon père, dix-huitièmiste, était un spécialiste. Mais je ne me suis pas plongée dans les Mémoires de Patricia Hearst, publiés en 1981. Je ne voulais pas être avec elle. Ce n’était pas la bonne place.
Pour des raisons esthétiques et géographiques ! Les plages des Landes ressemblent à celles de la côte Est des Etats-Unis et le paysage est surtout à l’image des personnages : indéfinissable et trompeur. C’est une zone floue. Gene, qui dévoile l’envers de l’Amérique, ses violences, n’est jamais l’Américaine qu’on aimerait. Violaine, elle, est une discrète évadée de son milieu familial, elle n’y a aucune place, à part celle du silence.
Je suis sensible à la fausse monotonie des Landes, les pins, le sable qui s’infiltre partout. Ce paysage que j’aime énormément m’a expliqué ce sur quoi je travaillais, cette histoire à multiples embranchements. Dans les Landes, on emprunte un chemin qu’on croit connaître par cœur et on réalise qu’on est ailleurs. Il faut prêter attention à des détails insignifiants en cheminant…
Examiner le réel, le politique, avec les moyens de la fiction me passionne. Dans mes premiers romans, peut-être y avait-il trop de réponses. Aujourd’hui je cherche l’espace. L’espace de la question, ce qui se passe derrière les mots, derrière le personnage, derrière le décor. Le cas Hearst met à mal toute possibilité de narration omnisciente. A son épopée ne conviennent que des narrations multiples. Ecrire sous tous les angles est ce qui finit par créer la "forme". Dans ce roman, ce sont des motifs en pointillés : ces jeunes filles d’un siècle à l’autre, mais aussi la question du charisme et de son danger, celui de l’image de Patricia Hearst sur nous, lecteurs, mais celui de Gene Neveva sur la jeune Violaine aussi… Mais il y a un moment où vous cessez de penser au dispositif, où tout s’enchaîne comme une chorégraphie.
Ça a une influence… Le bon, c’est le côté discipliné, carré : écrire tous les jours, à la même heure, comme faire une barre. Ce qui est plus compliqué, c’est de ne pas s’obséder sur les détails pour conserver la dynamique et le rythme. Comme un de mes maîtres de ballet le disait, le mouvement ne doit pas s’interrompre…