Un arrêt de la Cour de cassation, rendu le 20 mai dernier, dans un litige opposant une universitaire à une auteure citée largement, me donne l’occasion de rappeler les contours du droit de divulgation.
Les travaux finaux des universitaires, finissant souvent en librairie, même à petit tirage, soulèvent des problèmes liés au regard droit d’auteur, et en particulier au droit de divulgation.
En l’occurrence, un mémoire a été adressé bel et bien fait l’objet de sa part de communications « à la communauté universitaire et scientifique aux fins d’obtention de qualifications à des fonctions professorales, en Allemagne en 2003 et en France en 2006 » et a « fait l’objet d’une publication en vertu du règlement de l’habilitation de l’Université de Halle-Wittenberg, (avec) une soutenance publique en Allemagne, (…) un colloque qui s’est tenu à l’Université de Genève en décembre 2000 et (…) une communication aux rapporteurs et membres du Conseil national des Universités en France, tous ces événements traduisant la volonté de Mme D . de révéler son oeuvre au public, à tout le moins à ses pairs ».
Les avocats de Madame D. plaidaient que, « en toute hypothèse, ils n’ont pas divulgué le mémoire de Mme D, l’oeuvre étant divulguée lorsqu'elle est dévoilée, révélée, portée à la connaissance du public alors que la reprise de quelques passages ne peut emporter divulgation, ne permettant pas aux lecteurs de l’ouvrage de M. M d'avoir accès au contenu et à la substance du mémoire de Mme D ».
Violation de son droit de divulgation
Mme D. ajoutait d’ailleurs « que son oeuvre était inédite avant d’être reprise par M. M. puisque le manuscrit n’était ni publié, ni déposé en Allemagne ou en France, comme l’autorisent les règles universitaires, que son mémoire n’a pas été déposé à la bibliothèque de l’Université de Halle-Wittenberg, que les documents transmis aux membres siégeant au Conseil national des Universités en France sont confidentiels et ne sauraient être utilisés à d’autres fins que celles pour laquelle ils ont été transmis aux commissions, à savoir l’examen du mémoire et de l’aptitude de son auteur à être qualifié ; qu’elle ajoute que son mémoire n’a pas non plus été présenté oralement et que sa reprise même partielle par M. M. constitue une violation de son droit de divulgation ».
Or, l'article L. 111 -1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) dispose que « l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous, comportant des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial ».
Et, comme la Cour l’a rappelé, l’article 121-2 énonce « que l’auteur seul a le droit de divulguer son oeuvre et qu’il détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci ; que l’article L. 122-5 du même code prévoit que : Lorsque l'oeuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire (...) Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la source : a) Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information de l'oeuvre à laquelle elles sont incorporées (...) ».
Barthes et Lacan
Aucun éditeur ne peut donc s’emparer du manuscrit, pour passer outre le pouvoir propre au créateur de considérer tel ou tel texte comme indigne de sa bibliographie officielle. Cet attribut du droit moral ne doit pas être pris à la légère. Le droit de divulgation s’étend jusqu’aux conditions de la divulgation. C’est ainsi qu’un auteur peut invoquer ce droit moral pour refuser une exploitation sur certains supports.
Par ailleurs, l’article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle prévoit expressément que les œuvres orales, telles que les conférences et allocutions, sont protégées. La jurisprudence y a largement inclus les enseignements. Les exemples judiciaires sont souvent retentissants, qui concernent aussi bien les cours de Roland Barthes que les séminaires de Jacques Lacan. Celui de l’instituteur d’Être et avoir – qui a perdu assez légitimement sur le terrain du droit du travail – a tenté de conforter cette tendance du droit d’auteur.
Aux termes des décisions rendues par les juridictions administratives, les fonctionnaires subissent une cession d’office de leurs droits au profit de leur employeur. En 1991, le tribunal de grande instance de Paris, à l’occasion de l’affaire Barthes, a cependant considéré que cette dévolution automatique des droits ne s’applique pas en matière d’enseignement. En clair, et sauf clause contraire, les professeurs conservent la plénitude des droits de propriété intellectuelle sur leurs cours une fois professés. C’est ainsi – et ce toujours sous réserve de stipulations contractuelles qui en disposeraient autrement – qu’ils sont libres de conclure des contrats d’édition avec d’autres officines de publication que les universités.
L'oral ne passe pas l'écrit
Quant à l’affaire Barthes, elle rappelle que les cours appartiennent à ceux qui les dispensent et non à leur établissement d’affectation. En l’espèce, le différend a opposé Michel Salzedo, frère de Barthes et unique héritier, à la société La Règle du jeu et à son directeur-gérant, Bernard-Henri Lévy. Le litige portait sur un extrait du cours sur « le désir de neutre », donné au Collège de France, en 1978. Le 20 novembre 1991, les magistrats ont condamné la revue pour contrefaçon. En appel, les éditeurs persistent: « L’administration aurait été seule investie des droits d’auteur sur le cours litigieux, s’agissant d’une œuvre orale dont la création était l’objet même du service public mis à la charge de Roland Barthes, en sa qualité de fonctionnaire public, comme professeur au Collège de France. » Mais la cour a observé que cet argument « est en contradiction avec les agissements » de ceux « qui n’ont jamais tenté de recueillir l’autorisation qu’il leur aurait appartenu de solliciter du Collège de France s’ils avaient véritablement estimé que celui-ci était investi des droits d’auteur ». Les magistrats ont ainsi écarté toute implication du Collège de France: « Il convient de retenir en effet que le différend oppose exclusivement des personnes privées, que les attributions de Roland Barthes au Collège de France ne l’obligeaient qu’à dispenser un enseignement à l’intention de l’auditoire présent dans l’établissement ». Le 24 novembre 1992, la Cour de Paris a donc estimé que « la divulgation illicite d’un extrait du cours oral inédit de Roland Barthes, sous une forme différente de celle de sa conception », porte « atteinte au respect de cette œuvre » et constitue « également une contrefaçon ».
La pluralité d’intervenants dans certains enseignements, sans compter la nature parfois collective de la recherche, ne simplifie pas la détermination exacte des auteurs. Les histoires de travaux volés par les professeurs à leurs étudiants sont légion, même si elles occupent en réalité assez peu les tribunaux. Les uns y verront donc l’effet d’une omerta, les autres des fantasmes récurrents.
Soulignons que les contrats, une fois conclus avec les maisons d’édition ou avec les universités, interdisent, en pur droit, aux auteurs-professeurs de vendre des « polys » ou de photocopier leur livre. Il s’agit là aux yeux des tribunaux de véritables contrefaçons.
Parmi les cas les plus connus figure encore l’affaire des séminaires de Jacques Lacan. Après sa mort, des « séminaires » composés de cours et de conférences dispensés devant divers publics, pendant vingt-cinq années, dans le cadre de l’école freudienne qu’il avait fondée, ont été publiés, sous le titre de Stécriture. Poursuivie pour contrefaçon, l’association éditrice a soutenu que, selon ses propres déclarations, la pensée de Lacan n’appartient à personne. Elle a donc plaidé la volonté expresse de ne pas laisser une œuvre mais une méthode de pensée. Le 11 décembre 1985, le tribunal de grande instance de Paris a cependant conclu que « le cours d’un professeur constitue […] une œuvre de l’esprit protégée ». Or, « ce docteur lui-même ne considérait pas que ses cours constituaient une divulgation de son œuvre et a longtemps refusé la publication de la transcription sténographique littérale de son séminaire, car celle-ci ne lui donnait pas satisfaction et la remise en forme de ces conférences lui paraissait un travail long et difficile ».
Le contentieux généré par les travaux de « Madame D. » sont singuliers, comme tous ceux qui concernent des œuvres de l’esprit, mais ils ne doivent donc en rien faire oublier aux professionnels du livre leur devoir de vigilance.