On pense un peu aux Éthiopiques d'Hugo Pratt, pour le lyrisme, le travail sur la mémoire, la lenteur et la complexité du récit, qui mêle plusieurs époques, personnages et points de vue narratifs. La puissance et la beauté, également, de ce deuxième roman de Maaza Mengiste, née à Addis-Abeba en 1971, installée à New York, et déjà auteur d'un premier roman remarqué, Sous le regard du lion, paru chez Actes Sud il y a dix ans.
Maaza Mengiste a puisé son intrigue dans sa propre histoire familiale, ainsi qu'en attestent les photos de femmes placées au début et à la fin de son livre. La première peut être Aster, en cape de combattante empruntée à son mari Kidane, seigneur en lutte contre l'envahisseur italien, à la tête d'un bataillon de gueux dépenaillés, inexpérimentés, mal équipés, mais jeunes et braves, experts en guérilla contre une armée étrangère qui ne connaît pas le terrain. La seconde, Hirut, sa servante, son esclave soumise, sa rivale haïe pour les faveurs de Kidane, dont elle fera son adjointe lorsque les deux femmes se seront jointes à la guerre, d'abord en enrôlant leurs sœurs pour suivre les hommes, les nourrir et leur confectionner de précieuses cartouches, puis carrément en se battant.
Croisade anticolonialiste
On connaît l'issue, la victoire des Italiens de De Bono, débarqués à Massaoua, Érythrée, le 3 octobre 1935, et qui domineront l'Éthiopie jusqu'à ce qu'ils en soient délogés par les Anglais en 1941. Ceux-ci rétablirent sur son trône le négus Haïlé Sélassié, ras Tafari, roi des rois, qui avait tenté de plaider la cause de son pays à la tribune de la Société Des Nations (ancêtre de l'ONU), en vain, avant de voir son armée balayée par l'ennemi et de devoir s'exiler à Khartoum. Dans le roman de Maaza Mengiste, c'est un personnage falot, velléitaire, pas très viril. Ce qui était peut-être vrai. Il sera renversé par une révolution en 1974.
L'épopée de la croisade des femmes éthiopiennes contre l'agresseur italien est contée comme un haut fait légendaire. Bien plus tard, en 1974, Hirut vient retrouver à Addis-Abeba Ettore, un ancien soldat de De Bono, qui a photographié à l'époque la campagne, et surtout ses morts, avant de revenir se fixer dans le pays. Il doit lui remettre ses clichés, qui la hantent encore...
Le roi fantôme est ample, porté par un authentique souffle épique, poétique, qui ne simplifie pas forcément la lecture. Outre cela, il nous remet en mémoire cette sale guerre d'Éthiopie, quand Mussolini, comme d'autres pays européens, voulait offrir un empire colonial à l'Italie. Un épisode souvent dépeint comme ridicule, mais qui fut aussi barbare. Les Italiens, en particulier, aidés par certaines tribus locales, ont décimé les combattants éthiopiens à grand renfort de gaz moutarde. Au mépris de toutes les conventions internationales. Mais l'entreprise se terminera piteusement : ils seront chassés, perdront la guerre, et le Duce ne l'a pas emporté au paradis.
Maaza Mengiste
Le roi fantôme Traduit de l’anglais (Afrique) par Serge Chauvin
Éditions de l’Olivier
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 24 € ; 464 p.
ISBN: 9782823617177