Très haut, en effet. Le Chambon-sur-Lignon, le « village des Justes », s'est élevé comme nul autre sur l'échelle de la générosité durant la Seconde Guerre mondiale. Et il continue, comme d'autres bourgades du plateau Vivarais-Lignon, à aider ceux qui en ont besoin. Pourquoi ? Existe-t-il une terre plus fertile qu'une autre pour la solidarité ? C'est ce qu'a voulu comprendre l'Américaine Maggie Paxson lorsqu'elle a appris qu'un de ses aïeux, Daniel Trocmé, avait dirigé un pensionnat où furent sauvés des enfants juifs.
Anthropologue d'origine juive, chargée de recherche à l'université de Georgetown (Washington) et à l'United States Holocaust Memorial Museum, elle a jusqu'alors consacré sa carrière à la Russie, aux massacres et à la Shoah. Pourquoi faire tant de mal, pourquoi détruire, pourquoi haïr ? Mais un mécanisme encore plus étrange apparaît aussi. Pourquoi choisit-on de faire le bien ? De même que les journalistes traitent assez peu des trains qui arrivent à l'heure, sauf au moment des grèves, les sciences sociales s'intéressent davantage aux mécanismes qui poussent les individus vers l'obscur.
Dans On ne voit bien qu'avec le cœur, celui qui change de trajectoire se nomme Daniel Trocmé. Ce brillant intellectuel, promis à une belle carrière professorale, abandonne tout à la suite de l'appel de son oncle, le pasteur André Trocmé. L'auteur de sermons fongueux où l'Évangile est brandi contre la barbarie le convainc de prendre en charge l'institution nommée La Maison des Roches. « De longues années d'étude de la mémoire sociale m'ont appris ceci : il est difficile de changer les choses dans le monde social. Difficile, mais pas impossible. » C'est ainsi que Daniel Trocmé se consacre à ceux qu'il appelle ses « petits Grillons ». Il est mort le 4 avril 1944 dans le camp de Majdanek, en Pologne, à 33 ans.
Maggie Paxson se rend sur place. Albert Camus, qui n'aimait ni le vent ni l'hiver, supporta mal son séjour sur le Plateau. Mais il comprit qu'il s'y passait quelque chose. Sur cette terre aride, jamais la solidarité n'a été plus vivace. Chacun y met du sien, chacun sait combien cela est important et personne ne s'en vante. À travers cette enquête, l'auteure se raconte, écoute les témoins. Son livre entre dans la catégorie de ces ouvrages à travers lesquels l'enquêteur se met en scène dans son investigation comme l'a fait Philippe Sands avec succès dans Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017).
Car de quoi est-il vraiment question ? Du sauvetage des Juifs, évidemment, mais pas seulement. Elle nous dit quelque chose du bonheur un peu sévère qu'il y a à tendre la main aux autres, aux réfugiés, à ceux que l'on nomme les migrants. Car le Plateau continue d'accueillir aujourd'hui des exilés, comme si la générosité avait un territoire irrigué de protestantisme et de paroles bibliques. Maggie Paxson tricote son sujet comme une longue tapisserie où l'on voit s'exprimer les douleurs, les regrets et la formidable énergie qui réchauffe cette contrée perdue dans les brumes de l'âme humaine. Comme la résistance, la bonté est clandestine.
On ne voit bien qu'avec le cœur Traduit de l’anglais (États-Unis) par Odile Demange
Payot
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 23 € ; 480 p.
ISBN: 9782228929707