Délaissant les forêts suisses de L’embrasure (Mercure de France, 2010, prix Senghor du Premier roman francophone), Douna Loup s’est embarquée pour un long voyage littéraire, jusqu’à Madagascar. Dans la grande île, les morts ne sont jamais très loin, qu’il est d’usage de déterrer, de changer de linceul et de réensevelir avec des offrandes. Esther, journaliste, poète, écrivant en malagasy, sa langue natale, plutôt qu’en français, la langue du colonisateur, participe à l’une de ces cérémonies animistes. On est au début du siècle passé. Gallieni et Lyautey viennent de "pacifier" le pays. Son meilleur ami, un temps son amant, Rabe, l’autre héros du livre, a choisi, lui, d’utiliser les deux langues, et même de se faire passeur de l’une vers l’autre. "Sauvagement cultivé", le jeune homme, né en 1903, est introduit par Pierre Camo, poète et magistrat en poste à Tananarive.
Les deux personnages ont existé réellement. Esther Razanadrasoa (1892-1931), dite Anja-Z, une femme libre, n’hésita pas à braver quelques tabous, dont celui de l’homosexualité. A Madagascar, une lesbienne est désignée comme "semblant d’homme". Un gay, "semblant de femme". Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937), est l’un des plus grands écrivains malgaches. Enfant naturel descendant d’une ancienne famille princière ruinée par l’abolition de l’esclavage, il a vécu d’expédients, vouant sa vie à la littérature et s’est suicidé en 1937.
Douna Loup n’a pas voulu écrire un double biopic. Elle a préféré se glisser dans la peau de ses personnages, à la manière d’une possession. Au fil de sa narration, elle fait parler Esther et sans prévenir passe au je. Elle s’imprègne aussi de la langue malgache. Et à travers la question "dans quelle langue écrire ?", toutes les problématiques de la colonisation, de l’exil, de l’identité resurgissent. Le sujet est original, son traitement aussi. L’écriture, chorale, habitée, poétique, est parfois difficile à suivre, comme les nombreux personnages. J.-C. P.