« Aucun de ces individus n'avait idée de ce qui se tramait dans son dos. Seule l'histoire instantanée distribuée par les médias leur était accessible, un flot d'informations, en boucle, mises en scène, dramatisées au nom d'une illusoire permanence de la vérité. Ceux qui avaient l'éducation et la motivation d'aller chercher plus loin pouvaient lever un coin du voile, mais jamais personne ne leur restituerait la réalité du monde invisible, ce cloaque où se jouait une grande partie du destin des peuples. »
Ce « monde invisible », Marc Dugain, de livre en livre, s'est donné pour mission sinon de le révéler, au moins de le faire pressentir. Il semble nous dire que si seulement elle existait, la vérité serait ailleurs. Ce pourrait être de la paranoïa, c'est peut-être juste de la lucidité. L'une et l'autre ont quoi qu'il en soit partie intimement liée dans ce qu'il revendique comme son premier roman d'espionnage, Paysages trompeurs, publié dans la nouvelle collection « Espionnage » de Gallimard, dont il est également le directeur.
L'histoire en est aussi obscure que le genre le requiert. Un officier de renseignement français disparaît en Somalie après une opération secrète d'exfiltration d'otages qui tourne mal. On le croit mort, il ne l'est pas. Son meilleur (et unique) ami, un producteur de documentaires reconnu, vivant à Paris et en Bretagne, lui-même honorable correspondant des services secrets du pays, va s'efforcer de l'aider à s'inventer une nouvelle vie, une nouvelle identité, au Maroc. Dans le même temps, la mort suspecte, quelques années auparavant, de deux journalistes enquêtant pour lui sur l'assassinat de deux touristes belges dans le royaume chérifien refait surface, tandis qu'une psychiatre d'origine israélienne et qui pourrait ne pas être sans liens avec le Mossad fait irruption dans la vie des deux hommes. Dans ce bal des ombres, qui est le chef d'orchestre, qui l'interprète et qui le spectateur ?
Il y a chez Dugain une véritable jubilation romanesque dans la peinture de ces hommes et femmes qui essaient de préserver vaille que vaille leur humanité, même emportés dans le grand vent de l'Histoire et les courants d'air de la raison d'État. Il n'est jamais aussi à l'aise que dans cet entre-deux. Dans ces pages, ce sont les mânes des grands anciens, de Graham Greene à John le Carré, qui sont convoqués. L'auteur joue des codes du genre avec une belle virtuosité, mais sans jamais en oublier le parfum essentiellement tragique. Meurtres, mensonges, dissimulations donc et également − et peut-être surtout − solitude, chagrin, dépossession de soi et du monde. Un état endeuillé des lieux.
Paysages trompeurs
Gallimard
Tirage: 50 000 EX.
Prix: 19 € ; 240 p.
ISBN: 9782072891021