En plus de trente-cinq ans de carrière, Margherita Mariano en a fabriqué, des livres. « Certaines années, je me suis occupée de plus de 130-150 titres, dont une bonne trentaine fabriqués clés en main et une centaine pour lesquels j'ai uniquement assuré la photogravure ou l'impression », souligne la fondatrice de la filiale française de ColourScan, la grande entreprise de photogravure de Singapour, et d'Ex Fabrica. On vous laisse faire le calcul.
Arrivée en France en 1982 avec un master de littérature française, Margherita Mariano ne s'imaginait pas cheffe de fabrication mais traductrice d'italien, sa langue natale. Alors qu'elle cherche des missions de traduction, elle est recrutée par le groupe Mondadori en tant qu'agent commercial, découvre l'imprimerie de Vérone et apprend l'art de la photogravure sur le terrain. « Je ne savais rien, mais rien ! Pendant un temps, je suis devenue maître dans l'art de faire semblant de comprendre », s'amuse-t-elle aujourd'hui. Pendant trois ans, elle suit notamment l'impression des titres de Larousse, avant de rejoindre le studio Artbook fondé par le directeur artistique Marc Walter. Lorsque l'entreprise met la clé sous la porte, elle fonde en 1991 la filiale française de ColourScan.
Accélération
En parallèle, la publication assistée par ordinateur (PAO) transforme la photogravure, le cœur de son activité. Les délais de fabrication raccourcissent. Selon elle, les temps de fabrication ont été divisés par quatre. « Avant, on devait numériser les images, sortir des films pour imprimer des essais papier et recommencer à chaque fois qu'il fallait apporter une correction. Maintenant, nous avons une image numérique et une épreuve numérique. Tout passe par ordinateur », explique Margherita Mariano.
« J'ai vécu mon métier dans des sables mouvants mais j'ai toujours gardé un pied dans la photogravure et l'impression. J'ai cette posture un peu unique de représenter à la fois les imprimeurs et les photograveurs », affirme-t-elle. Quelques clients comme Flammarion lui demandent, de manière ponctuelle, de prolonger la photogravure vers l'impression. Pour répondre à cette demande, elle fonde Ex Fabrica, en 1999, et propose des services clés en main à des maisons comme Pyramyd, Textuel, les éditions du Palais de Tokyo ou Jean-Pierre de Monza.
Pour Le Tripode, elle assure par exemple, en 2015, la fabrication de Vie ? Ou théâtre ?, œuvre unique de la jeune peintre Charlotte Salomon, déportée à Auschwitz. Après l'étude de deux titres consacrés à l'artiste, elle imprime un premier essai. « Mais les peintures ressemblaient à des aquarelles. Les couleurs n'étaient pas logiques. » Elle s'envole à Amsterdam pour consulter quatre peintures originales et se rend compte que ces œuvres sont « des gouaches très épaisses ». De retour à Paris, sur la base de ces quatre images, elle « recale la chromie des 800 pages » grâce à son « chromiste de génie », François Fert. « Quand le conservateur du Musée historique juif d'Amsterdam a vu le livre, il était très ému et m'a dit que, jamais, on n'avait reproduit ces œuvres de cette manière. C'était un moment de grande humilité », se souvient la cheffe de fabrication.
Diversification
Si Margherita Mariano a fait du livre d'art sa spécialité, elle fabrique aussi quelques romans sans image, bien que « les livres de texte ne [l]'amusent pas », et des titres pour la jeunesse. Lorsque Béatrice Decroix quitte la direction de La Martinière jeunesse et du Seuil jeunesse pour fonder Saltimbanques, à l'automne 2017, la fabricante accompagne la création de la maison. « Béatrice Decroix s'est appuyée sur la directrice artistique Valérie Gautier et moi pour construire et installer une esthétique reconnaissable. J'ai pris beaucoup de plaisir à fabriquer ces livres dont la fabrication est désormais assurée par Fleurus », souligne Margherita Mariano. Pour la fondatrice de Saltimbanques, la cheffe de fabrication « est à la croisée des expériences de chacun, imprimeur, graveur et éditeur. Elle sait parfaitement doser l'équilibre entre les contraintes et les souhaits de chacun tout en étant force de proposition. Elle est un parfait intermédiaire ».
À en croire la fabricante, « il est parfois plus difficile de faire du livre jeunesse que du livre d'art ».
La jeunesse est l'un des rares segments à reposer sur des illustrations originales. « Les illustrateurs jeunesse utilisent une palette de couleurs extraordinaire mais qui ne sont pas toujours reproductibles sur tous les papiers. Ils nous poussent à faire notre métier à l'ancienne et le défi créatif est formidable et gratifiant pour un fabricant », explique-t-elle.
Comme pour Papa, regarde mon tableau d'Anaïs Brunet (Saltimbanques, septembre 2021). L'album propose une balade dans la maison de Monet à Giverny. « L'illustratrice a travaillé à la gouache avec une explosion de couleurs, de matières et de détails. L'ouvrage a nécessité un énorme travail de correction de gravure mais nous avons vraiment réussi à avoir un très beau rendu », souligne Béatrice Decroix.
De ses trente-cinq années d'expérience, la cheffe de fabrication a pris « l'habitude de faire six choses en même temps ». À 62 ans, elle se tourne vers la photographie. Après avoir passé sa vie à fabriquer des livres d'art, Margherita Mariano a envie de constituer son propre portfolio. Mais sans pour autant abandonner sa carrière de fabricante, ni sa collaboration avec son imprimeur italien D'Auria Printing.
Elle continue d'accompagner ses clients et espère un jour céder son entreprise à son fils, âgé de 24 ans. Mais avant de tourner la page, elle publie Le guide de la fabrication : comprendre, gérer et imprimer vos productions graphiques (Pyramyd, 8 avril), dans lequel elle partage son expérience, « peaux de banane » comprises, et prodigue ses conseils. Une manière pour elle de « boucler la boucle ».