Entretien

Marie-Pierre Gracedieu : "Je ne ferai paraître que quatre titres par an"

Marie-Pierre Gracedieu : "Je ne ferai paraître que quatre titres par an"

En octobre, Marie-Pierre Gracedieu, directrice éditoriale pour la littérature étrangère chez Stock, lancera une collection de policiers, "La cosmopolite noire". Son projet est l'occasion de revenir sur son travail à la tête de la célèbre "Cosmopolite" qu'elle a su redynamiser depuis six ans.

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Par Catherine Andreucci
avec Créé le 23.02.2015 à 17h06

Livres Hebdo - "La cosmopolite" suit-elle la mode en se lançant dans le roman policier, qui est aussi un des secteurs les plus porteurs ?

Marie-Pierre Gracedieu dans son bureau.- Photo OLIVIER DION

Marie-Pierre Gracedieu - La littérature étrangère ayant prouvé qu'elle pouvait se vendre, je peux me permettre aujourd'hui de publier du polar, plus exactement du roman noir. J'ai la chance de ne pas avoir d'impératif de production ou de rentabilité livre par livre. On me laisse carte blanche pour affirmer mes goûts, publier ce que d'autres ne publieraient pas. Je ne ferai paraître que 4 titres par an, des textes singuliers, littéraires. Je mise sur le réseau que j'ai bâti à l'international pour trouver des voix nouvelles, pas celle de l'enquêteur usé, jamais écouté par sa hiérarchie... Le polar s'inspire des réalités sociales et politiques, c'est ce qui m'intéresse. So much Pretty de Cara Hoffman décrit l'Amérique de la désindustrialisation, la noirceur de campagnes où un couple de New-Yorkais a cru pouvoir vivre enfin selon ses idéaux, inconscients du danger qui rôde autour de leur fille, une adolescente révoltée par la présence du Mal... Ce livre sera l'un des premiers publiés en octobre 2012, et l'auteure achève en ce moment un autre texte qui semble destiné à "La cosmopolite". Les écrivains pourront certainement naviguer entre ces deux collections.

Quelles sont les raisons qui vous ont décidée ?

C'est un étrange enchaînement de rencontres. En février 2011, j'ai été invitée à Jérusalem pour le fellowship organisé par la foire du livre. J'y ai rencontré un confrère israélien devenu un ami, Dror Mishani, éditeur chez Keter. A côté de sa collection de littérature israélienne, il dirige une des meilleures collections de polars étrangers en Israël, c'était donc possible... Puis je retrouve Monika Fagerholm pour la sortie de son livre La scène à paillettes. Elle me confie qu'elle est en train d'écrire un thriller... En avril, Jean-Marc Roberts me demande si j'ai des projets pour la maison. Je m'entends lui dire : voilà, je pense qu'il est temps pour nous de créer une collection qui sera très sélective, composée uniquement de textes traduits et qui sera "La cosmopolite noire". Ce n'était pas prémédité, même le nom m'est venu à cet instant-là ! Ensuite, je pars à Londres où je vois l'agent anglais Andrew Nurnberg qui n'a aucune idée du projet. Il me parle de Raja Alem, une auteure saoudienne qui vient d'obtenir le Booker Prize arabe pour Le collier de la colombe, un roman noir dont La Mecque est le personnage central. Une femme est retrouvée assassinée, et nue. L'enquête révèle, par le biais d'une correspondance sur Internet, l'histoire d'amour qu'elle vivait avec un Allemand, mais aussi le fonctionnement d'une ville tiraillée entre traditions ancestrales et violence de la modernité. Mes sens se mettent en alerte... Pendant toute la foire, je cherche des renseignements sur l'auteure et je comprends vite que j'ai envie d'entendre cette voix. Je suis retournée voir l'agent, lui ai exposé mon projet et proposé que cette auteure soit la première de la collection, avec une offre suffisamment intéressante pour que mes concurrents qui publient de l'arabe n'aient pas connaissance du texte. Et nous sommes partis dans cette aventure !

La "Cosmo noire" sera-t-elle aussi cosmopolite que sa grande soeur ?

Oui. Nous commencerons donc avec une auteure saoudienne et une auteure américaine. En mars 2013, nous publierons une jeune auteure espagnole, Dolores Redondo Meira, et Adrian McKinty, un Irlandais exilé en Australie. Il faut dire que l'équipe de "La cosmopolite" s'est renforcée. Claire Do Sêrro, qui travaille avec moi depuis trois ans, lit l'espagnol, le portugais et l'italien. Debora Kahn-Sriber, qui travaillait déjà chez Stock, lit l'anglais et nous aidera dans cette nouvelle entreprise. Pour ma part, je lis l'allemand et l'anglais. J'ai un lecteur extraordinaire pour les langues nordiques, un autre pour l'hébreu...

Quel bilan tirez-vous de vos six années à la tête de "La cosmopolite" ?

Mon grand plaisir est d'avoir redonné à cette collection sa place en librairie. J'ai la fierté non seulement d'avoir pris soin des classiques, mais aussi d'avoir relevé le défi de Jean-Marc Roberts : découvrir cette nouvelle génération d'écrivains capables de figurer aux côtés de Virginia Woolf, Carson McCullers, Joyce Carol Oates. Alors que je doutais de la maturité d'une génération, il s'est passé quelque chose dès la lecture de Sa?a Stani?i (Le soldat et le gramophone), puis la rencontre avec Sara Stridsberg (La faculté des rêves), Sofi Oksanen et Purge, bien sûr... C'est ma chance de ne pas me limiter à une langue.

Chaque année, pour la rentrée littéraire, un livre de "La cosmopolite" figure dans notre palmarès des coups de coeur des libraires. Est-ce le fruit de votre travail auprès d'eux et de voyages, comme en Estonie avec Sofi Oksanen ?

Je voudrais revenir un peu sur ce fameux voyage de presse. Lorsque Charlotte Brossier (directrice commerciale de Stock) et moi-même sommes allées proposer à l'ambassade d'Estonie d'organiser quelque chose à Paris, ses représentants nous ont suggéré d'emmener quelques journalistes sur les lieux du roman. Nous avons tenu à ce que des libraires soient également invités. Ce sont les ambassades d'Estonie et de Finlande, main dans la main, qui ont financé ce voyage, montrant ainsi à nos interlocuteurs à quel point ce livre était important pour eux... J'ai vite senti que mes principaux alliés seraient les libraires, quand je suis arrivée il y a six ans. Ils aimaient énormément la collection et regrettaient qu'elle se trouve dans un triste état. En 2007, nous avons organisé un déjeuner pour Monika Fagerholm avec des libraires qui sont devenus parmi les plus fidèles de la "Cosmo", Philippe Leconte du Livre écarlate (Paris 14e), Annabelle Canastra de L'Arbre à lettres Mouffetard à Paris, Dialogues à Brest... Les ventes de Purge ont pour près de la moitié été réalisées par les libraires indépendants ! Et l'impact du prix Fnac prouve l'importance de laisser les libraires s'engager pour leurs coups de coeur. Au-delà de la rencontre à l'Institut du monde arabe à Paris pour la rentrée littéraire, nous allons les voir régulièrement avec l'équipe commerciale, Charlotte Brossier et Magali Langlade. Cette année, nous sommes retournés au Salon du livre où Philippe Leconte a tenu notre stand. Le fait qu'il connaisse si bien notre fonds, qu'il sache conseiller, était décisif pour le chiffre d'affaires. Sans les libraires, je ne pourrais plus faire les mêmes paris d'exigence éditoriale. Il faut que quelqu'un trouve les mots pour convaincre le lecteur de prendre un chemin qui pourrait lui paraître plus ardu.

Les conditions d'exercice de votre métier se sont-elles durcies ?

Les choses ont évolué depuis dix ans que je travaille dans ce milieu. Les agents, notamment anglo-saxons, exigent moins souvent d'à-valoir faramineux pour les premiers romans, que les éditeurs français sont de toute façon moins disposés à payer. Les agents sont parfois plus attentifs à ce qu'on leur propose sur le plan éditorial et promotionnel. Pourtant, et alors que les coûts d'une traduction sont élevés, on ne cesse de nous rogner le temps de défendre un texte. Nous perdons les droits souvent sept ans après publication, dans le meilleur des cas... Je suis consciente de la chance que j'ai de travailler avec un éditeur qui sait qu'il faut du temps pour installer un auteur. J'aimerais que les agents regardent les efforts commerciaux déployés, qu'ils aillent en librairie, qu'ils voient les livres revenir au bout de deux mois... Certains sont conscients de ces réalités, d'autres restent sourds.

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