Grand entretien

Mathias Echenay et Benoît Laureau imaginent la distribution du futur

Benoit Laureau et Mathias Echenay - Photo OLIVIER DION

Mathias Echenay et Benoît Laureau imaginent la distribution du futur

Ces dernières années ont vu beaucoup de bouleversements se produire, et la chaîne du livre a dû se réinventer à grande vitesse. Mathias Echenay et Benoît Laureau, deux indépendants impliqués dans cette réflexion collective, notamment sur les questions de diffusion et distribution, ont échangé leurs vues dans nos locaux deux heures durant.

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Par Éric Dupuy et Alexandre Mouawad
Créé le 04.03.2025 à 22h20 ,
Mis à jour le 05.03.2025 à 10h19

Avec des parcours différents, vous avez comme point commun d'avoir de nombreuses cordes à votre arc. Pouvez-vous rapidement vous présenter. Quelle est votre expertise dans la chaîne du livre ?

Mathias Echenay : Mon parcours s'inscrit exclusivement dans l'édition et plus spécifiquement dans la diffusion. J'ai évolué à différents postes au sein d'Interforum, du Seuil et de Flammarion jusqu'à diriger le CDE (Centre de diffusion de l'édition). Depuis huit ans, je suis consultant chez Axiales, un cabinet spécialisé dans l'écosystème du livre, où j'interviens sur les stratégies commerciales et de diffusion. En parallèle, je suis éditeur depuis vingt ans avec ma maison, La Volte.

Benoit Laureau : Je suis cofondateur des éditions de l'Ogre. Mon parcours s'est construit entre différentes fonctions du secteur, maquettiste, libraire, collaborateur à la Quinzaine littéraire, avant de me consacrer à l'Ogre. Depuis un an, avec Harmonia Mundi et d'autres éditeurs, nous travaillons sur les déséquilibres structurels liés à la distribution et aux relations contractuelles entre éditeurs et distributeurs.

Comment décririez-vous la place et les limites actuelles du modèle de diffusion-distribution en France ?

B. L. : Quand il choisit de déléguer sa diffusion-distribution, l'éditeur indépendant se retrouve de fait dans une position de dépendance économique vis-à-vis de son diffuseur-distributeur. Or l'absence de garantie contractuelle le fragilise : pertes de stock, écarts d'inventaire non justifiés, modalités floues de calcul des écarts de stock, absence de protocole d'indemnisation en cas de dysfonctionnement logistique... L'absence de règles claires et bien souvent l'absence de contrat spécifique lié à la distribution semblent faire reposer par défaut sur l'éditeur la responsabilité économique de la commercialisation du livre, ce qui pose un problème structurel. 

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Benoît Laureau dirige les éditions de l'Ogre- Photo OLIVIER DION

M.E. : Le modèle repose sur une répartition des rôles entre la relation commerciale auprès des revendeurs (diffusion) et la logistique (distribution), émanant souvent d'un même groupe. Les règles s'appliquent autant aux éditeurs indépendants qu'aux éditeurs de la même entité. La contractualisation décrit des obligations de la part des diffuseurs et des distributeurs qui ne sont pas mesurables, notamment pour ces derniers sur les délais de livraison, la qualité du stockage et les engagements concernant le réassort. J'avoue ne pas savoir comment faire autrement. De la même façon, le diffuseur se doit de faire ses meilleurs efforts pour toucher les revendeurs, sans s'engager sur leur nombre ni la quantité de tournées. Cela peut paraître déséquilibré en termes d'obligations. Il est vrai qu'un contrat reflète aussi un rapport de poids, de force, entre les parties. 

La période du Covid et ses suites ont été, pour le secteur du livre dans son ensemble, un bouleversement profond. Quelles en sont les conséquences et les modifications que l'on peut observer dans la chaîne du livre ? 

B.L. : Il me semble que le Covid a surtout été un accélérateur et un révélateur de tendances déjà existantes : fragmentation des commandes, pression accrue sur la rentabilité des maisons et des librairies indépendantes, réajustements logistiques tardifs. On a assisté à un effet de concentration, où les grands distributeurs ont pu absorber les chocs tandis que les indépendants ont subi de plein fouet les tensions économiques.

M.E. : Oui, et les éditeurs de création ont pour la plupart eu du mal à faire émerger leurs nouveautés en 2020, les ventes sont allées aux livres (ou auteurs) déjà installés, puisque le conseil des libraires a été de fait empêché. La fragilisation des maisons d'édition indépendantes s'est poursuivie avec, en effet, l'augmentation des coûts de matières premières, de l'énergie. Cela a un impact sur tout le monde, y compris les distributeurs qui ont aussi à faire face à une fragmentation accrue des lignes de commande. Au bout du compte, la concentration se poursuit, les plus fragiles étant les plus petits, c'est indéniable. Les études de filière dans les différentes régions révèlent que de nombreux libraires et éditeurs indépendants absorbent les chocs en coupant dans leurs propres salaires...

Mathias Echenay : « Des distributeurs font régulièrement des propositions à leurs éditeurs pour déstocker, à savoir pilonner, ce qui coûte moins cher que de stocker »

Comment les éditeurs indépendants subissent-ils la gestion des stocks et des retours ?

B.L. : La notion même de stock est floue : certains distributeurs se déclarent comme simples transitaires alors qu'ils stockent effectivement des volumes importants. La plupart affirment dans leur contrat qu'ils ne sont pas propriétaires des stocks et qu'ils ne sont par conséquent pas responsables des aléas qui pourraient leur advenir. Ce sont pourtant eux qui gèrent et organisent l'essentiel des flux. Il en va de même sur les retours dont le statut, défectueux, non commercialisable ou réintégrable est défini de manière unilatérale et floue encore une fois. En conséquence, on observe un manque de transparence sur le taux de pilon des retours, qui est globalement en augmentation, et une absence de traçabilité concernant les dégradations en entrepôt. Comme il n'y a pas d'inventaire, ni qualitatif ni quantitatif, on ne peut tout simplement pas déterminer la responsabilité de la dégradation d'un ouvrage dans son cycle de commercialisation. 

M.E. : C'est vrai que la distribution est industrielle et que, oui, certains déclarent ne pas avoir à tout stocker. Lorsque les distributeurs doivent ouvrir de nouveaux espaces de stockage, il faut comprendre qu'ils instaurent un tarif, remis à jour chaque année, que les éditeurs ont à payer. Des distributeurs font même régulièrement des propositions à leurs éditeurs pour déstocker, à savoir pilonner - ce qui coûte moins cher aux éditeurs, mais également aux dits distributeurs, que de stocker. Je parle pour une majorité des distributions : elles comportent toutes bien sûr des différences, mais ce n'est pas le propos ici de les désigner. Le SNE seul présente des chiffres du pilon chaque année et certaines personnes parlent de catastrophe, parce que cela représente des millions de livres. À mon sens cela a un impact, mais il y a bien d'autres points auxquels porter attention. Il y a souvent un tri manuel des retours, chaque livre est inspecté, puis il est remis en stock ou mis de côté par l'éditeur, ou pilonné. J'entends néanmoins que certains distributeurs sont susceptibles de réintégrer de moins en moins de livres en stock commercialisable.

Pensez-vous à des leviers qui pourraient être mis en place pour rééquilibrer la relation entre éditeurs et distributeurs ?

B.L. : Nous devons impérativement renforcer la transparence sur la gestion des stocks et contractualiser les engagements des distributeurs en matière de délais, de gestion des défectueux et de traçabilité des pertes. L'absence de contrôle de l'éditeur sur ces aspects revient à lui faire supporter l'ensemble des risques économiques. Plusieurs leviers pourraient être activés : prévoir un inventaire d'entrée en stock post-office, prévoir un inventaire annuel tournant permettant de ne pas immobiliser le stock chez le distributeur. Plus généralement il faudrait prévoir un cadre contractuel qui intégrerait l'ensemble de ces questions. Ce sont des questions très techniques mais derrière elles se cache une idée forte, nous sommes éditrices et éditeurs indépendants et nous produisons nos livres à une échelle différente de celle des grands groupes, à ce titre nous attachons une importance singulière à la vie de chacun de nos livres et nous attendons plus de transparence de la part d'un partenaire auprès duquel nous sommes engagés. Il faut, en somme, responsabiliser la chaîne du livre.

M.E. : Si des distributeurs ne fournissent pas de données précises sur les écarts de stocks, et si ce sont les éditeurs qui en font les frais, cela doit être revu. Et c'est le poids des éditeurs réunis qui sera là un levier efficace. Les éditeurs sont les clients des diffuseurs. 

Benoît Laureau : « L'objectif est de créer un cadre contractuel plus équilibré entre éditeurs et distributeurs »

Benoit, vous travaillez sur un projet de conditions générales de distribution (CGD). Pouvez-vous nous en parler ?

B.L. : L'objectif est de créer un cadre contractuel plus équilibré entre éditeurs et distributeurs. Ces conditions générales de distribution définiraient des obligations claires en matière de stockage, de traçabilité des stocks et des pertes, et d'engagements en matière de délais. L'idée est de limiter l'opacité actuelle et d'assurer une répartition plus juste des responsabilités et des risques économiques entre les différentes parties prenantes. Mais au-delà de ces points précis, la question à se poser semble plutôt celle de savoir quelle relation nous voulons construire à l'avenir. Sommes-nous condamnés à suivre le modèle de la diffusion-distribution des grands groupes ou pouvons-nous travailler ensemble notamment avec ce genre d'outil, les CGD, pour imaginer un modèle plus à l'image non seulement de nos pratiques mais surtout de nos valeurs ? 

Quels autres changements pourraient être envisagés pour moderniser la diffusion-distribution ?

M.E. : Les groupes investissent en permanence, mais certains indépendants peinent à suivre. Le risque est une marginalisation progressive des petits acteurs, faute de moyens pour moderniser leurs infrastructures et process. Je suis inquiet parce que ces derniers sont aussi garants d'une certaine bibliodiversité. Les petits éditeurs risquent de ne plus trouver de diffusion/distribution qui leur convienne. Le CNL avait lancé une étude sur la diffusion/distribution indépendante, mais cela n'a, à ma connaissance, débouché sur rien. Les librairies doivent également veiller, au milieu de l'avalanche de nouveautés, à regarder du côté des petits diffuseurs. L'étude de David Piovesan et Nicolas Guilhot pour le SLF a montré en 2023 que 93 % du CA en librairies indépendantes étaient fournis par cinq distributeurs. Les libraires doivent ramer à contre-courant pour s'impliquer dans les catalogues des petits éditeurs diffusés, sans parler des centaines qui sont en direct.

B.L. : Oui, les chiffres sont impressionnants, et je pense qu'une des alternatives à la marginalisation des acteurs indépendants serait de mutualiser ce qui ne fait pas leur valeur ajoutée. Il y a quelques pistes notamment concernant la mutualisation des solutions de stockage, ou encore la mutualisation des outils de distribution pour les diffuseurs indépendants. Cela permettrait une gestion plus dynamique des flux. Par exemple, la relocalisation des centres de distribution partagés entre plusieurs diffuseurs, qui permettrait une réduction des transports inutiles et l'intégration d'outils de traçabilité avancés. 

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Mathias Echenay dirige les éditions de La Volte- Photo OLIVIER DION

Quel regard portez-vous sur le projet Oplibris de la Fedei permettant d'accompagner l'éditeur du chiffre d'exploitation prévisionnel au suivi des ventes d'ouvrages ?

M.E. : C'est une initiative intéressante, qui mutualise les outils de suivi pour les éditeurs indépendants. Il existe déjà des solutions techniques, un outil ne suffira pas s'il n'est pas accompagné d'une implication réelle de la part des éditeurs en matière de gestion.

B.L. : L'idée de centraliser les informations, d'apporter plus de transparence et de permettre aux éditeurs indépendants de se professionnaliser est très intéressante. D'autant que cette transparence s'étend à d'autres maillons de la chaîne du livre, je pense ici aux auteurs qui pourront avoir un accès aux données concernant leur livre. Oplibris pourrait être un des leviers essentiels pour fédérer les indépendants dans la chaîne du livre.

À la fin de la chaîne, il y a les lectrices et lecteurs. Pensez-vous qu'il soit possible, ou souhaitable, de les responsabiliser également ? 

B.L. : On remarque que, aujourd'hui, les consommateurs, dans quelque domaine que ce soit, se posent des questions : Où est ce que ça a été produit ? combien ça a consommé d'énergie ? etc. Penser ça pour le livre reste difficile. Il faudrait peut-être que les lecteurs et lectrices comprennent ce que cela implique d'acheter tel ou tel livre, selon la façon dont il a été fabriqué, et par qui.

M.E. : Il ne s'agit pas d'empêcher, il s'agit d'informer. Il y a un énorme boulot de ce côté, mais ce travail de fond a commencé. Je rêve du moment où les lecteurs et lectrices se demanderont par qui ont été produits leurs livres et comment l'écologie, dans toutes ses dimensions, deviendra aussi un moyen d'impliquer tous les membres de cet écosystème. Y compris les auteurs et autrices.

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