Entre la biographie et l’enquête, l’essai de Philippe Douroux est marqué par la fascination envers une discipline et envers un génie. Les mathématiques constituent un territoire proche de la poésie et les mathématiciens sont souvent des rêveurs indomptables sur lesquels le temps et le monde n’ont pas d’emprise.
Alexandre Grothendieck (1928-2014) fut de ceux-là. Prodige qui naviguait entre les formes et les nombres, ce solitaire participa à la grande aventure collective de Bourbaki qui se proposait de tout mettre à plat depuis Euclide et de refonder les mathématiques. Dans ce groupe de mathématiciens, il fut l’un des plus ingénieux et des plus instables.
Ecrivant entre 22 heures et 6 heures, il ne fut pas un professeur, mais une sorte de guide comme il en existe pour la haute montagne. Il connaissait bien d’instinct les sommets, mais il découvrait souvent en même temps que ses étudiants ou ses collègues le nouveau chemin qu’il était en train d’explorer.
Ses grandes découvertes lui valurent la médaille Fields - l’équivalent du prix Nobel (qui ne récompense pas les mathématiques). Fantasque, anarchiste et écolo, il finit sa vie reclus dans l’Ariège en imposant à ses enfants une coupure de vingt-trois ans. Vêtu comme un moine, sandales aux pieds, celui qui donna fiévreusement le point de départ d’une mathématique nouvelle se réfugiait désormais dans l’écriture - le millier de pages de Récoltes et semailles disponible sur Internet - et s’offrait à la méditation.
Philippe Douroux, journaliste à Libération, décrit bien ce personnage romanesque qu’il n’a jamais pu rencontrer et qui continuait à se saisir du monde avec un crayon et un papier. Il avait même calculé le nombre d’années qu’il passerait en enfer : 162 ans. L. L.