Mettons d'abord fin à une rumeur : Michèle Benbunan n'a jamais dit au sujet de ses concurrents, lors de son discours à Francfort devant les équipes d'Editis, qu'elle allait « tous les piler ». « J'ai expliqué que ceux qui nous taxent de producteurs de contenus ne devront pas se plaindre si nous attirons beaucoup d'auteurs, et il ne faudra pas ensuite qu'on nous dise que l'on a pillé qui que ce soit. Car je suis certaine que les auteurs seront contents que l'on développe leur œuvre sur différents supports. Et si certains lecteurs viennent par le son ou l'image, cela aura été une réussite », assure la nouvelle directrice générale du groupe. La petite phrase a beaucoup tourné dans le milieu, et ça n'est pas anodin, selon Michèle Benbunan, qui a remplacé Pierre Conte le 1er octobre. Elle dénote des interrogations sur les synergies de groupe annoncées par Vivendi lors du rachat d'Editis à l'Espagnol Planeta, il y a un an. Et elle montre l'intérêt teinté de méfiance que suscite la directrice générale, démissionnaire cet été de la présidence des messageries de presse Presstalis où elle est restée moins de deux ans, mais qui a surtout passé vingt-huit ans à la logistique d'Hachette Livre.
Entrée chez Hachette en 1989 par la distribution, Michèle Benbunan a gravi les échelons, mettant « les mains dans le cambouis un peu partout » dans ce secteur industriel encore majoritairement masculin, moins exposé que l'éditorial. Jusqu'à prendre, en 2001, la tête de la branche « services et opérations » du groupe. Cette position lui vaut aujourd'hui d'être caricaturée « soit avec un couteau entre les dents, soit comme une simple logisticienne », observe Michèle Benbunan, s'écartant un instant de son parcours, seul axe qu'il nous a été autorisé d'aborder pour ce portrait. « Il est assez rare qu'une personne qui a passé autant de temps au sein d'une société soit nommée chez le concurrent », relève Laurent Beccaria, directeur des Arènes. « C'est un choix logique pour Editis, estime pour sa part Cécile Pournin, cofondatrice avec Ahmed Agne des éditions Ki-oon, Lumen et Mana Books, diffusées par Interforum. Dix ans après Alain Kouck, elle fait le même mouvement. Cela témoigne d'une grande cohérence dans son parcours. »
Littéraire et matheuse
Michèle Benbunan est née à Paris, en 1962, dans un foyer de « pieds-noirs » tout juste rapatriés d'Algérie. Tandis qu'une partie de la famille choisit de s'installer dans le Var, les parents de celle qui reçoit dans son bureau, au 9e étage du 30, place d'Italie, atterrissent rue de la Roquette, dans le 11e arrondissement de la capitale. C'est là que Michèle grandit avec sa sœur aînée de dix-huit mois, dans un appartement « suffisamment moche pour qu'on ait le droit de dessiner sur les murs et le lino », juste au-dessus de la pharmacie qu'ont rachetée ses parents. Elle se souvient d'une enfance « shootée aux études », rythmée par les excursions dominicales à Fontainebleau. Pas de théâtre, pas de cinéma, mais le moindre sou est investi pour des vacances en Grèce, en Turquie ou au Maghreb. Ses parents, qui rêvent de découvrir la neige, la mettent aussi très tôt sur des skis. Une passion qu'elle a conservée et partage avec son mari, Olivier, avec qui elle file à la montagne dès qu'elle en a l'occasion.
Avec les éditeurs tiers
Le livre, déjà, permet à cette « grosse bosseuse » de s'évader. Après les premières lectures, Raymond Queneau, Fantômette, viennent les premiers chocs : Romain Gary, plus qu'aucun autre, mais aussi Françoise Sagan, Michel Butor ou Yann Quéfellec et ses Noces barbares (1985). À la fois matheuse et littéraire, elle passe son bac à 16 ans après avoir sauté deux classes, fait « maths sup maths spé » au lycée Saint-Louis, puis intègre l'Ecole nationale de la statistique et de l'administration économique (Ensae). « Cette époque m'a appris que, quelle que soit la situation, on peut y arriver pas après pas », explique-t-elle. Une détermination qu'elle applique lorsqu'elle pratique l'escalade, en salle toute l'année en vue de sa semaine de grimpe, l'été, à Chamonix. Un trait de caractère qui lui sert aussi dans le travail, selon l'éditeur Guy Delcourt, devenu un ami. « Elle aime comprendre comment les choses fonctionnent, puis trouver des solutions. C'est son passé d'ingénieur », commente celui qui s'est adossé à la distribution Hachette dès la création de Delsol, sa structure de diffusion, en 2003.
« Pragmatique », « énergique », tels sont les qualificatifs qu'utilisent ceux qui l'ont côtoyée dans sa période Hachette, où elle atterrit après quatre ans de consulting au sein du cabinet Andersen. La question des délais, au moment où La Redoute démocratise la livraison en 48 heures, est l'un de ses premiers chantiers. En presque trois décennies au cœur du réacteur, Michèle Benbunan affronte aussi quelques grèves. Dans les entrepôts de Maurepas, elle ne passe pas inaperçue avec son petit gabarit et sa féminité assumée, dont elle n'hésite pas à jouer le jour de cet entretien, montrant ses bottes à talons griffées dégotées lors d'une vente réservée au personnel. Laurent Beccaria se souvient encore de sa rencontre avec Michèle Benbunan, qui le contacte, en 2011. « Quand je l'ai vue arriver sur ses hauts talons, j'ai pensé que nous n'aurions pas grand-chose à nous dire, et finalement elle m'a retourné comme une crêpe », sourit l'éditeur, louant la « grande intelligence » mais aussi l'humour d'une « femme de confiance ». Avec Les Arènes, il finit par migrer vers la distribution Hachette en 2014. Les éditeurs tiers, tel aura été l'autre grand chantier de Michèle Benbunan. Malgré plusieurs appels du pied, Cécile Pournin n'a, elle, jamais rejoint la distribution d'Hachette. « Pourtant, je vois Michèle régulièrement. Cela dit quelque chose d'elle : accessible, avec un très bon réseau, observe la cofondatrice de Ki-oon. Et c'est surtout quelqu'un de très chouette à côtoyer. Elle vous a dit qu'elle faisait de la guitare ? »
Rattrapée par le livre
Non, Michèle Benbunan a choisi de garder une part de mystère, notamment sur ce qui l'a poussée à quitter Hachette pour la présidence de Presstalis, en septembre 2017. « Une urgence, une peur de regretter cette opportunité qui s'offrait après vingt-huit ans », lâche-t-elle, se remémorant une période difficile de restructuration, qui aboutira au départ de 250 personnes. Trois semaines après sa prise de poste, elle découvre que l'entreprise est au bord de la banqueroute, affichant un déficit d'exploitation de 15 millions d'euros. Pour éviter la cessation de paiement, la présidente impose aux éditeurs une retenue de 25 % de leur chiffre d'affaires. « Il fallait la voir, lors de la première assemblée générale, faire face à cent éditeurs mécontents. Elle ne s'est pas laissée démonter, et a remboursé comme prévu », raconte la directrice commerciale de Presstalis, Isabelle Hazard, venue d'Hachette avec elle. « Michèle a mené des négociations très intenses avec les syndicats, mais sans jamais qu'il n'y ait de rupture », salue de son côté Louis Dreyfus, président du directoire du Monde et de la coopérative « quotidiens » du distributeur de presse.
Quand Michèle Benbunan, en désaccord avec la modernisation de la loi Bichet qui prévoit d'ouvrir le secteur à la concurrence, présente sa démission de Presstalis en juillet dernier, c'est pour un poste au sein d'une grande maison de luxe. Elle est finalement rattrapée par le livre et par Arnaud de Puyfontaine, président du directoire de Vivendi et d'Editis, qui se félicite d'« une chronologie parfaite » pour le recrutement de sa nouvelle directrice générale. « Elle cumule une fibre créative avec la maîtrise des aspects industriels. » Et l'atout d'être une femme dans le cercle de moins en moins masculin des patrons d'édition.