Entretien

Michelle Perrot: « Les féministes d'aujourd'hui sont indépendantes, vivantes, virulentes »

Michelle Perrot - Photo Olivier Dion

Michelle Perrot: « Les féministes d'aujourd'hui sont indépendantes, vivantes, virulentes »

Le livre et la lecture participent depuis longtemps à la prise de parole et à l’émancipation des femmes. Michelle Perrot, historienne, spécialiste de l’histoire des femmes et auteure de nombreux ouvrages comme La place des femmes : une difficile conquête de l’espace public (Textuel, 2020) ou Le chemin des femmes (Robert Laffont, « Bouquins », 2019), observe un changement d’attitude face aux écrits féminins.

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Par Cécilia Lacour
Créé le 07.03.2021 à 12h23

L'augmentation de la production éditoriale consacrée aux femmes est-elle directement imputable à l'effet #MeToo ? Ou la confirmation d'un phénomène apparu dès le début des années 2000 ?

Michelle Perrot : L'évolution de la production éditoriale montre bien que #MeToo s'inscrit dans un mouvement de plus longue durée. À partir des années 1970, un vrai mouvement de libération des femmes, passant par les droits sur le corps avec la contraception, l'avortement et le viol, a émergé. Au début des années 2000, l'avancée des femmes dans le monde du travail a soulevé la question de l'inégalité dans les salaires ou encore des congés parentaux. Ces vingt dernières années, on a observé une affirmation du mouvement des femmes dans et par la loi et la place de ces dernières dans l'espace public a progressé. #MeToo a ensuite révélé les problèmes de harcèlement, de violences sexuelles. Et aujourd'hui, nous sommes encore sur un front nouveau : celui de l'inceste après la publication du livre de Camille Kouchner. Ce mouvement de longue durée s'observe forcément dans l'édition puisqu'elle exprime ce qui se passe dans notre société.

 

Le Consentement de Vanessa Springora (Grasset), Moi les hommes, je les déteste de Pauline Harmange (Monstrograph, réédité au Seuil), Le Génie lesbien d'Alice Coffin (Grasset) et La familia grande de Camille Kouchner (Le Seuil) ont fait couler beaucoup d'encre depuis leur parution. Qu'avez-vous pensé de ces livres ?

M. P. : Je n'ai pas encore lu les livres de Pauline Harmange et d'Alice Coffin. Je pense qu'il y a une part de provoc' dans le titre Moi les hommes, je les déteste, comme si Pauline Harmange détournait la chanson Femmes, je vous aime. Sur le fond, existe-t-il une véritable haine des hommes dans notre société ? Je ne crois pas. Je ne suis pas certaine que le féminisme actuel soit tourné vers une haine des hommes.
Les ouvrages de Vanessa Springora et Camille Kouchner sont très importants. Ils libèrent la parole. On ne se posait pas la question de la pédocriminalité ou de l'inceste il y a vingt ou cinquante ans. Comment avons-nous pu ne pas le voir ? Comment avons-nous pu faire l'impasse sur ces questions ? S'il est difficile d'apprécier les changements en profondeurs que ces livres vont induire dans les rapports entre les hommes et les femmes et entre les adultes et les enfants, leur publication provoque un sacré tremblement ! La parution de ces livres et la prise de parole sur les réseaux sociaux soulignent aussi un grand problème actuel : jusqu'où peut-on aller dans la transparence et l'abolition du secret ? Tout en sachant que le secret est un prétexte pour imposer le silence, peut-on et doit-on absolument tout dire ?

L'édition est-elle le seul secteur culturel à accorder une visibilité plus importante aux femmes ?

M. P. : Dans son ensemble, le milieu de la culture écoute probablement davantage les femmes. Cela progresse lentement, mais cela progresse tout de même en ce moment. Et c'est normal puisque les femmes sont de plus en plus cultivées et qu'elles apportent de nouvelles sensibilités. Mais il me semble que les autres milieux culturels mettent plus de temps à accueillir des femmes que l'édition. Le livre est une vieille conquête des femmes. Lire et écrire est un des chemins empruntés par le féminisme depuis longtemps. Si de plus en plus de femmes accèdent à des postes à responsabilité dans l'édition, cela peut avoir un effet direct sur leur visibilité et la production éditoriale. Les femmes apportent des préoccupations nouvelles. Elles se demandent où sont les femmes et pourquoi on ne parle pas d'elles. Elles portent donc probablement plus d'attention aux manuscrits portant sur ces sujets.

 

L'engouement éditorial pour la cause des femmes est-il similaire à celui des années 1970 ?

M. P. : Si on observe la progression de livres consacrés aux femmes dans les années 1970-1980, on note une augmentation du nombre de collections et de biographies. Si le mouvement de libération des femmes s'est alors traduit dans l'édition, je pense que cette traduction est aujourd'hui beaucoup plus importante. #MeToo s'est certes greffé sur un mouvement de plus longue durée mais il lui a donné un coup d'accélérateur. Par exemple, « La Grande librairie » de François Busnel reçoit de plus en plus de femmes sur son plateau. Vanessa Springora et Camille Kouchner ont même été reçues toutes seules pour la sortie du Consentement et de La familia grande. On ne voyait pas ça en 1970 ! Il existe un changement d'attitude vis-à-vis des femmes, de leurs problèmes et de ce qu'elles écrivent.

 

Peut-on parler d'une révolution ?

M. P. : Non. Il faudrait renverser les rôles assignés aux hommes et aux femmes pour pouvoir parler de révolution. La domination masculine existe toujours. Il faudra du temps pour changer les mentalités. Tout ceci est cimenté depuis les commencements du monde et de l'humanité et tout ce qui relève du domaine des idées est ce qu'il y a de plus difficile à changer.
 
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Est-ce pour cette raison que vous écrivez, à la fin de la préface de la nouvelle édition des Femmes ou les silences de l'histoire (1), que « ce livre est le témoin modeste des débuts. Il a le tremblement des premiers pas » ?

M. P. : Nous étions le tremblement des premiers pas. Dans les années 1970, nous vivions un féminisme flamboyant tout en ayant le sentiment qu'il y avait tellement à faire pour servir la cause des femmes. Après une période de ralentissement, les féministes d'aujourd'hui sont très indépendantes, autonomes, vivantes et virulentes. Le pas est désormais plus assuré, même s'il reste encore beaucoup à faire.

 

Comme quoi ?

M. P. : Je pense qu'il faut considérer le féminisme comme une pensée et pas seulement comme un ensemble de revendications. Grâce aux livres publiés sur le sujet, notamment aux États-Unis, une pensée féministe contemporaine très riche, plus politique et plus hardie, s'est développée depuis vingt ans pour essayer de déconstruire la pensée dominante. Elle va de pair avec la problématique du genre, cet « instrument utile de l'analyse historique » comme le définit l'historienne américaine Joan Scott. Il est très important de poser la question du genre à toute notre histoire.
Par ailleurs, il y a des femmes que l'on n'entend pas ou très très peu. Même si Leïla Slimani donne une voix aux femmes marocaines de manière formidable, nous connaissons très peu la condition des femmes noires et pourtant, elles sont présentes tous les jours dans nos vies. La problématique des femmes racisées est un point aveugle. Mais la question de l'intersectionnalité est un problème difficile à résoudre. Comment arriver à concilier les différences réelles tout en conservant le sens de l'universel ? Le risque de l'intersectionnel est d'oublier l'universel au profit des différences. Pour autant, l'universel ne doit pas non plus masquer ces différences.

 

L'histoire des femmes interroge-t-elle aussi celle des hommes ?

M. P. : De tout temps, des hommes se sont exprimés sur l'égalité des sexes. L'écrivain et philosophe François Poullain de La Barre, disciple de René Descartes, disait dès le XVIIIe siècle que « l'esprit n'a pas de sexe ». L'une des nouveautés est que certains hommes ne se posent plus seulement la question des femmes. À l'image d'Ivan Jablonka2, des hommes se demandent désormais ce qu'être un homme, ce qu'être masculin signifie. Ils donnent de la matière à alimenter la réflexion sur l'égalité entre les sexes.

 

Les femmes et le féminisme font vendre, en témoignent par exemple les meilleures ventes de livres de l'année passée. Existe-t-il un risque de « feminism-washing » dans l'édition ?

M. P. : Il existe un risque de « feminism-washing » dans notre société de consommation. Les femmes peuvent devenir un bon sujet de consommation. Il faut faire très attention à conserver une exigence de qualité, à ne pas publier de livres sans contenus et à ne pas céder aux sirènes de la mode. Il n'y aurait rien de pire, on risquerait de vider le sujet de sa substance et de dégoûter le lecteur.


1. Les femmes ou les silences de l'histoire de Michelle Perrot (Flammarion, 1998, réédité en 2020).
2. Des hommes justes : du patriarcat aux nouvelles masculinités d'Ivan Jablonka (Le Seuil, 2019).
 

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