Il y a deux choses que les lecteurs français doivent absolument savoir à propos de Tariq Ali. La première, c’est que ce type est une légende. C’est en pensant à lui que les Stones ont écrit Street fighting man. Il a aimé Vanessa Redgrave ou Marianne Faithfull et aimé détester Henry Kissinger. Il n’a pas son pareil pour traquer la mauvaise conscience de l’Occident et incarner une alternative trotskiste aux fondamentalismes… La deuxième, qui n’est pas la moins importante, c’est que c’est un romancier. L’un des plus lyriques et ambitieux de ce temps. C’est pourquoi la publication en français de son ample et magistral Berlin-Moscou (initialement paru en Angleterre en 1998) devrait constituer un vrai événement.
C’est l’histoire d’un homme qui tombe de haut, de la hauteur de ses espérances. C’est l’histoire d’un communiste. Le Mur aussi est tombé et Vlady Meyer ne s’est jamais tout à fait relevé. Comment le pourrait-il ? C’est une vie entière, la sienne, mais aussi celle de ses parents, l’espérance d’un siècle, que l’Histoire foule aux pieds. Vlady entreprend d’écrire à son fils, Karl (sic), pour lui dire cet espoir et l’infini chagrin des réveils. "Je tiens par-dessus tout à protéger les gens qui ont traversé cette histoire de tous ceux qui ne s’intéressent au passé que pour justifier leur version du présent." Berlin-Moscou est la lettre, d’excuse et d’adieu, aux armes, aux larmes, qu’envoie ce père à son fils.
Tout a quitté Vlady : son rêve donc, sa femme, partie par lassitude, mais aussi son travail à l’université dans une Allemagne réunifiée et oublieuse. Ce qui demeure, c’est le souvenir, ses marges indécises, et la formidable ambiguïté d’un passé qui, bien entendu, ne passe pas. On se promène parmi les ombres et, passé les villes où s’écrit l’Histoire (Moscou, Berlin, mais aussi Hanoï, Vienne ou Paris), les fantômes viennent à la rencontre du narrateur et ne le quittent plus. Parmi eux, il y a une mère, communiste juive allemande, qui élèvera son fils en Union soviétique puis en RDA. Il y a aussi un père, ou ce qui serait le plus près d’y ressembler. Ludwig, agent secret à la solde du Komintern, avait compris sur le tard la nature liberticide du régime stalinien. Il le paiera de sa vie.
Quant à Tariq Ali, lui a compris qu’il n’est de roman (même, et surtout, politique) qui ne soit d’espionnage. Que tout romancier est un agent secret. C’est ce qui rend si passionnant ce Berlin-Moscou où il laisse en plus libre cours à son sens du récit, des rencontres de hasard et fertiles. Les mille et une nuits autant que Stendhal se sont penchés sur le berceau de ce livre, dont ils sont les bonnes fées. Olivier Mony