« A partir de 40 ans, si vous vous réveillez sans avoir mal quelque part… c’est que vous êtes mort. » Ayant largement dépassé les quarante premières années de ma vie, je goûte la pertinence, en même temps que le sens de l’humour, de ce bon vieux bouledogue de Winston Churchill. Si vous ajoutez à cela une pratique fervente de l’hypocondrie (les membres du club n’ont pas pu passer à côté du délicieux opuscule de Gilles Dupin de Lacoste : L’hypocondriaque , Payot), je sais ce que « bo-bo » veut dire. La semaine dernière je me suis réveillé avec une douleur au genou qui ne fait que croître et embellir depuis. Le rhumatologue n’ayant pas de « consultations d’urgence » avant dix jours et l’ostéopathe avant cinq, je marche à l’aspirine, ou plutôt je claudique. Pourtant les choses avancent. Seulement j’ai du mal à suivre la cadence. Mercredi dernier, première surprise partie : je rencontre – à 9h du matin !- les représentants de Calmann-Lévy pour présenter le premier roman que je vais éditer. Huit minutes pour leur donner envie de défendre Allumer le chat de Barbara Constantine devant les libraires. Je fais de mon mieux dans l’enthousiasme communicatif. Quand je leur lis le premier chapitre je bois leurs rires. Ca marche ! En les quittant d’humeur joyeuse, je me retiens de les embrasser un par un. Un quart d’heure plus tard, je boîte bas rue de Fleurus en me dirigeant vers Saint-Germain-des-Prés. Moi qui me suis tellement gaussé de la « littérature Germanopraline », je vais finir par obtenir ma naturalisation dans le quartier. Comme tout gentleman, mon côté british, je paie mes dettes en apportant, rue Bernard-Palissy une bouteille de champagne à Irène Lindon patronne des éditions de Minuit. J’avais parié que son auteur, Laurent Mauvignier aurait le Goncourt avec Dans la foule . Il n’est pas sur la liste comme elle le craignait. Nous buvons gaiement dans ce temple austère de l’édition. J’aime cette femme bien plus drôle qu’on l’imagine. Ayant rendez-vous en fin d’après-midi avec Bernard Martinat qui a « fait » la Foire du Livre de Brive avant d’inventer le Salon du Livre gourmand de Périgueux, je m’arrête rue de Rennes devant l’Arlequin. A 14h10 je pourrai voir Indigènes , le film de Rachid Bouchareb. Croisant Jean-Claude Berline, lui aussi travaille dans l’édition, nous avalons de conserve un déjeuner tout ce qu’il y a de frais. Il me fait une révélation : Barbara Constantine a été son élève quand il était jeune prof de français à l’Ecole bilingue… Comme le monde est petit dans le 6 e arrondissement. Traverser la rue de Rennes n’est pas facile, descendre l’escalier du cinéma encore moins, en ressortir bien davantage. La douleur s’étend maintenant de la cheville à la hanche. Bientôt je jouerai les gueules cassées. Pourtant, pendant les 128 minutes, que dure le film j’ai tout oublié devant ce carnage bien réel. L’émotion que font passer les acteurs primés à Cannes, les musiques de Khaled, les images et cette Marseillaise chantée à pleins poumons par ceux que l’on traite déjà de « bougnoules » quand ils viennent défendre la « Mère Patrie » sont bouleversantes. Les Français, quelle que soit leur couleur politique ou de peau parviendront-ils un jour à se réconcilier ? Comme pour me rappeler à la réalité mon genou se bloque quand je retrouve sur le trottoir : je crois entendre les cris de « CRS-SS ! » auxquels répondent une Marseillaise que nous prenions pour un chant contre-révolutionnaire… A force de demander l’impossible la porte nous est revenue dans la figure. Parler bouffe et politique, que faire de mieux avec Bernard Martinat au bar de l’hôtel Lutétia ? La sélection des « nouvelles gourmandes » parmi lequel le jury, dont je fais partie par gourmandise, devra choisir le prix pour Périgueux, cède vite le pas aux recettes de terrine (celle de Bernard est somptueuse) et au débat Ségo-Sarko. Nous différons sur le charme de « Mme Royal », comme il dit, auquel, lui, n’est pas sensible. Mais c’est une vieille histoire. Le quitter pour aller rejoindre le cocktail organisé par la Foire du Livre de Brive ressemble à une trahison. Mais c’est une des caractéristiques de l’édition, de même que l’embonpoint que je sens poindre. Un dîner amical plus que littéraire et je rentre en me traînant chez moi. Comme disait Lacan : quand on a mal au genou c’est que l’on a des problèmes relationnels ! Car nous souffrons de l’articulation du « je » et du « nous ». J’ai envie d’être éditeur mais ai-je envie d’appartenir au monde de l’édition ?