Il y a cette question qui, malgré une conversation fluide et un échange plutôt amène, revient sempiternellement : vous venez d'où ? Et l'intéressée de répondre. Mais l'information fournie ne satisfait pas. Il faut préciser, remonter aux origines biologiques, ethniques... D'où vraiment ? insiste l'interlocuteur, d'où... « à la base » ? La narratrice d'Assemblage de Natasha Brown est cette jeune Londonienne à la peau sombre qu'on enferme dans une identité projetée. Elle se sent tenue d'être à la hauteur de « l'étrangère » bien intégrée. Méritocratie des démocraties libérales où il suffit de travailler dur pour y arriver. Tout va bien, tout va bien, lui répète ce supérieur qui l'embrasse au bureau. Tout va bien, tout va aller, se dit-elle lorsqu'elle songe à son parcours. Elle a acheté un bel appartement de style géorgien « dans un quartier qui monte ». Si la valeur immobilière continue d'augmenter, elle-même ne parvient pas à s'épanouir. L'inverse de son amie Rach, qui « dit qu'elle veut une maison plus grande, un meilleur petit ami, plus d'argent ! » Au fil des pages de ce premier roman se déplie la solitude d'un « je » qui a du mal à faire corps avec le « on » du boyfriend blanc alors qu'« il n'y avait que lui le sujet et elle l'objet ». Son moi profond peine également à se reconnaître dans le « nous » de sa mère quand elle l'appelle pendant des heures pour lui donner des nouvelles des uns et des autres, ceux de la communauté noire sur le mode de la survie dans une société intrinsèquement hostile. La jeune femme écoute la litanie maternelle au téléphone tandis qu'elle-même est assise dans la salle d'attente d'un cabinet d'oncologie réputé d'Harley Street pour un troisième rendez-vous... Racisme ordinaire dehors, racisme subtil dedans - entre les murs de l'establishment. Au travail, le milieu de la banque, col blanc et collet monté, c'est la suspicion d'avoir usurpé une place, qu'elle n'aurait obtenue qu'à la faveur de sa « diversité ». La garden-party à la campagne, dans le fief de son fiancé huppé, est l'occasion de réflexions sur sa condition d'intruse. Natasha Brown réinvente à travers une focalisation intime une Mrs Dalloway racisée qui meurt à ses ambitions. L'héroïne lâche prise et dérive : « [...] Après des années de lutte, à batailler contre le courant, je suis prête à baisser les bras. À ne plus me débattre. À inspirer l'eau. » Ce faisant, la stoïque désabusée reprend paradoxalement la main sur son destin.