Il faudrait faire le ménage. Le plus invraisemblable serait bien qu’on s’intéressât à ce que nous avons écrit après que nous serons morts ; mais même l’invraisemblable peut se produire. « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. » Alors il faut faire le ménage. Et à tout le moins, rédiger les instructions les plus formelles. Je me le dis souvent et je ne le fais pas, persuadé que la mort, ça n’arrive qu’aux autres. Pourtant, s’il arrivait que l’on plongeât le nez dans les paperasses qui traînent chez moi, je mourrais de honte (façon de parler, puisque je serais déjà mort ; mais je me comprends). La publication des poèmes de Paul Valéry ( 1 ) à Jeanne Loviton, dite Jean Voilier, son dernier amour, pose qu’on le veuille ou non la question des « testaments trahis », pour reprendre la formule de Kundera. Valéry aurait-il voulu publier ces poèmes ? « La réponse ne fait aucun doute, écrit l’éditeur en postface. Il ne l’aurait pas demandé. Ce qui ne veut pas dire que, secrètement, il ne le souhaitait pas. » Avec des « secrètement », on peut tout prouver ! Or, dans le commentaire écrit que le poète, peu avant de mourir, rédigea à leur sujet, on trouve ceci : « M es vers, mes pauvres vers, faits de tout mon art et de tout mon cœur, il faut périr. A présent, vous me rendriez ridicule. J’ai cessé de pouvoir dire ces choses, mon orgueil, ma tendresse ne doivent pas laisser de place. Vous ne serez pas pieusement imprimés… » Ou je ne comprends pas le français, ou il y a là une décision négative on ne peut plus clairement exprimée. Il n’y a pas à lui substituer des « secrètement ». Une fois de plus, on a fait fi du droit moral de l’auteur, lequel est pourtant aux yeux de la loi « imprescriptible ». Ce n’est pas que les poèmes soient mauvais, au contraire. Il en est de très beaux (pas tous). Ils se ramènent, selon moi, à trois cas de figures. 1) Il y a ceux qui sont des bluettes, de jolis vers envoyées à l’amante, assez vite faits ; le marivaudage d’un homme qui possède bien le « métier ». Paul Valéry n’est pas le seul à en avoir fait de cette sorte-là. Ils relèvent du document anecdotique. 2) Il y a ceux qui sont des pastiches de la poésie ancienne ; un jeu formel qui n’exclut évidemment pas la sincérité. 3) Il y a ceux enfin où l’on « retrouve » Valéry, le Valéry de Charmes et de La Jeune Parque, avec sa musique, son phrasé, ses constructions si caractéristiques. Hélas ! On ne fait justement que l’y retrouver. Et ça n’ajoute rien. Cette publication me paraît donc ressortir à une réduction : réduction à la poésie d’effusion et au biographique d’un écrivain qui n’a cessé de dire que la question n’est pas là ; réduction à l’homme d’une œuvre dont la valeur et la signification consistent notamment à séparer la question poétique (et la question mentale, et celle même du langage) de l’individu singulier. Le Valéry qui « vaut » dans l’histoire littéraire (et de quel autre voudrait-on parler ?) est précisément celui qui au-delà de ses aléas biographiques et de ses vanités propres a tué sans pitié la question individuelle, y compris dans la somme poétique de La jeune Parque, qui transforme précisément le « sujet » en point aveugle, et fait d’un « moi » souvent invoqué au féminin non pas un centre, mais une figure possible parmi d’autres, une sorte d’accident métaphysique. Divulguer les envois privés de l’homme Valéry vieillissant à une jeune femme qu’il aimait (et qui, des années après l’avoir abandonné, a vendu ces papiers) n’apporte rien à l’œuvre décisive qu’il nous a laissée, soudain bizarrement qualifiée d’« officielle ». Officielle, et alors ? En lisant ce livre, j’ai eu le sentiment qu’on me rendait voyeur de quelque chose que je n’avais pas à voir : la douleur d’un homme devant le temps, devant l’amour. Merci, on savait déjà. Ah oui, faisons le ménage… (1) Corona et Coronilla, éditions de Fallois.