En 1848, dans L’envers de l’histoire contemporaine, Honoré de Balzac fait dire à Mme de La Chanterie, qui dirige une société secrète de bienfaiteurs et à qui on soumet la candidature d’un homme qui entend se sortir de l’embarras par la production d’un ouvrage en librairie : « Combien d’excellents livres sont restés un, deux ou trois ans sans avoir le succès qu’ils méritent ! Combien de couronnes mises sur des tombeaux ! […] Nous savons que la Banque de France a le commerce de la librairie en suspicion constante, quoique ce soit un des plus beaux commerces, mais il est mal fait. » Cette citation, relevée avec gourmandise par Jean-Maurice de Montremy, cofondateur des éditions Alma, n’a aujourd’hui, aux yeux de bon nombre de libraires et d’éditeurs, rien perdu de son actualité. Ils sont en effet nombreux à pointer la frilosité des banques, leur manque de soutien et d’accompagnement, notamment face aux problèmes de saisonnalité, prégnants dans le commerce du livre. Ils constatent tous un durcissement global d’accès à l’emprunt engendré par la crise financière de 2008 et les nouvelles normes bancaires imposées par l’Union européenne.
«Les banques ont toujours été frileuses, mais aujourd’hui, il est encore plus difficile de négocier quoi que ce soit, ne serait-ce qu’une autorisation de découvert », confirme Michel Paolasso, qui a travaillé un temps au Crédit agricole avant de fonder la Librairie lorguaise à Lorgues (83). Côté éditeurs, c’est le même son de cloche. «Les banques aiment les maisons lorsqu’elles rapportent de l’argent, mais dès qu’il y a des difficultés, leur soutien est très limité, remarque Jean-Maurice de Montremy. On les dirait tétanisées par le risque d’être accusées d’avoir financé un projet qui se serait avéré non viable. » L’éditeur reconnaît d’ailleurs passer plus de temps « à trouver du fonds de roulement qu’à lire des manuscrits ».
Une vision plutôt pessimiste
Manifeste pour beaucoup, cette défiance trouve sa raison d’être dans une conjugaison de facteurs, dont un certain nombre proviennent de la singularité du monde du livre. Au premier rang figure ainsi l’état du marché. Globalement, les banquiers, qui sont très sensibles aux échos que leur renvoie la presse économique généraliste, en ont vision plutôt pessimiste. « Le livre reste un marché difficile, remarque Antoine Estapa, responsable depuis huit ans du département édition à la banque privée Neuflize OBC. La surproduction y règne alors que les ventes sont en déclin depuis dix ans. Certes, l’érosion est faible, mais elle reste toutefois constante. » Et les menaces récurrentes qui s’accumulent, tels l’effritement du lectorat, la poussée de la vente en ligne et du numérique, les faillites de grandes chaînes de librairies, poussent les financiers à établir des comparaisons avec les mutations opérées dans le secteur de la musique et à s’interroger sur la pertinence du modèle économique des entreprises du livre. Par conséquent, «l’édition n’a pas forcément les meilleures notes dans l’évaluation du risque, et le travail à fournir pour défendre les dossiers en comité de prêt est de plus en plus difficile », reconnaît Antoine Estapa.
Les banquiers déroutés par certains usages
A cela se combinent les particularités liées au fonctionnement des entreprises du livre, encore plus vives pour l’édition, où l’éditeur concentre l’essentiel du risque commercial, alors que la librairie dispose d’actifs tels que son fonds de commerce propre à rassurer un tant soit peu un banquier. « Mais leurs ratios financiers peu conformes aux autres secteurs, la non-récurrence de l’activité et le système des retours déroutent. D’autant que les banques, sous la pression de l’Europe, se déspécialisent et sont de moins en moins capables de produire une expertise sectorielle. Cela conduit logiquement à une perte de la notion d’interprétation du risque et à une autocensure des banquiers, due à la méconnaissance », analyse Sébastien Saunier, qui dirige le secteur du crédit aux entreprises à l’Ifcic (voir page 17).
Pour preuve, les banques produisant encore cette analyse recueillent souvent les suffrages des professionnels du livre. A l’image du Crédit coopératif, dont l’appétence pour la culture est traditionnelle et reste vive. La banque, qui compte plus de 9 000 entreprises culturelles dans son portefeuille, parmi lesquelles 300 librairies et maisons d’édition, dispose au niveau national d’une cellule consacrée au secteur culturel dirigée par Jean-Christophe Jourdan et en agence de chargés de clientèles spécialisés par secteurs. Une organisation - devenue rare - appréciée entre autres choses par Marion Mazauric, fondatrice des éditions Au Diable vauvert, qui a opté pour la banque coopérative il y a trois ans. « La compréhension de l’activité, le fait que le banquier n’ait pas peur de la culture et manifeste une appétence et de l’empathie change l’ambiance des rendez-vous », assure l’éditrice. Autre institution plébiscitée, la banque Neuflize OBC, tournée vers le cinéma et l’édition et dont le département édition finance une quarantaine de maisons indépendantes, « de taille intermédiaire et dont l’encours s’élève à une cinquantaine de millions », précise Antoine Estapa.
Outre leur fonctionnement atypique et un marché considéré comme difficile, éditeurs et libraires souffrent également de la faiblesse de leurs fonds propres. « Créer une maison d’édition à partir de rien en produisant 10 à 15 livres par an est beaucoup plus risqué qu’il y a dix ans, constate un banquier de la rive gauche qui gère plusieurs éditeurs. Mieux vaut, pour assurer son décollage, avoir deux à trois années de charges devant soi et un capital important. » Jean-Christophe Jourdan regrette également le manque de « rigueur dans la gestion, qui parfois, n’est pas la spécialité des gens passionnés. Or, nous le savons bien, les bons libraires et les bons éditeurs sont des passionnés ! » Toutefois, le nœud du problème réside certainement dans la taille de l’écrasante majorité des entreprises du livre, qui relèvent de la PME voire de la TPE, et qui dégagent moins de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires. Une typologie de structures qui, quel que soit leur secteur d’activité, a souffert en premier de la sélectivité accrue des banques, obligées depuis la crise financière mondiale d’améliorer leurs ratios entre leurs fonds propres et leurs crédits.
Malgré tout, le taux de défaillance des entreprises du livre n’est pas plus fort que dans d’autres secteurs d’activité. Et la confiance des banquiers obéit, dans le livre comme ailleurs, toujours aux mêmes principes. Les structures qui disposent ainsi d’une bonne taille, qui dégagent des profits récurrents et une marge raisonnable, et qui parviennent à s’appuyer sur un patrimoine rassurent les financiers. Respecter les règles de bonne gestion, informer son banquier, calibrer ses besoins, les exprimer avec pédagogie et préparer son discours concourent également à l’instauration d’un lien de confiance, qui reste, pour un banquier, l’un des principaux critères de réussite. Antoine Estapa y ajoute, côté édition, prenant l’exemple de Laurent Beccaria, lorsqu’il a lancé la revue XXI, ou de Hugo & Cie, qui a créé un département événementiel, la maîtrise d’une ligne éditoriale claire, la proximité et la connaissance du lectorat permettant de fournir des contenus adaptés, les capacités d’innovation et de diversification. « Le fait que l’édition soit un marché de prototype fragilise les structures mais constitue également un formidable atout, ajoute le directeur de la cellule édition de Neuflize OBC. Cela laisse la place à des succès massifs et inattendus qui permettent de continuer à écrire de belles histoires. » <
Michel Méchiet : "Une relation d’homme à homme"
En 2003, Michel Méchiet quitte la librairie Camponovo à Besançon mais échoue dans son projet de reprise de la librairie Rousseau à Pontarlier, 18 000 habitants. Il propose alors à son banquier, Hervé Renaud, de financer L’Intranquille, « c’est-à-dire quasiment la même librairie que Rousseau et à moins de cent mètres ». Le directeur de l’agence du Crédit coopératif de Besançon lui fait alors cette réponse : « Je ne crois pas en votre projet mais, parce que c’est vous, je vous suis. » Alors que le libraire ne disposait d’aucune garantie personnelle « hormis une guitare et une moto ».
Encore amusé, Michel Méchiet explique cette décision : « La relation de confiance que nous avons pu établir, une relation d’homme à homme. Il me connaissait déjà dans mes œuvres de directeur de Camponovo et, dès le départ de L’Intranquille, je lui ai fourni tous les mois les curseurs de la librairie. Même quand nous avons rencontré des difficultés, il a toujours été informé au centime près de ce qu’il se passait. »
Depuis, les directeurs d’agence se sont succédé, mais le libraire a toujours maintenu les relations au beau fixe. Et lorsqu’il s’agit de financer son projet de 1 000 m2 à Besançon, programmé pour l’été 2014 : « On a fait bis repetita et je n’ai eu aucun mal à obtenir un accord pour le million d’euros que je demandais ». L’accueil a été identique à la BNP, sollicitée pour le même montant, « même si, là, j’ai senti le poids que le soutien du CNL et de l’Adelc pouvait apporter à mon dossier. »
Frédéric Martin : "Ma banquière est quelqu’un de remarquable"
Depuis qu’il a créé, en 2009, sa propre maison d’édition - Attila, en compagnie de Benoît Virot, rebaptisée Le Tripode en 2013 et qu’il dirige en solo -, Frédéric Martin est financé par Bénédicte Ricard. La banquière, qui officie à l’agence du Crédit coopératif de l’Odéon (Paris 6e), détaille : « J’ai tout de suite cru au projet. Il me l’a présenté en quelques chiffres simples et clairs, avec une grande transparence dans ce qu’il comptait faire. Et cette attitude ne s’est jamais démentie. Frédéric Martin m’a toujours informée à temps de ce qui était nécessaire, difficultés comme bonnes nouvelles, sans les minorer. Cette information permanente est capitale pour un banquier, qui déteste être surpris, et cela me permet de mesurer précisément les risques encourus et de les prendre en connaissance de cause. »
S’il reconnaît que son passage par une école de commerce lui a « appris à parler aux banques et à établir un plan de trésorerie et un besoin en fonds de roulement », l’éditeur tient, de son côté, à saluer le professionnalisme dont fait preuve Bénédicte Ricard. « C’est une interlocutrice très au fait des singularités de l’édition, qui comprend que le CA et la taille d’une entreprise ne sont pas les seuls indicateurs à prendre en compte pour financer une maison, apprécie Frédéric Martin. Elle connaît l’impact des retours, qui fragilisent les bilans comptables, et la temporalité particulière de l’édition qui fait que, parfois, un succès peut se faire attendre. Et pour tout cela, c’est vraiment quelqu’un de remarquable. »
Ifcic : un facilitateur discret et efficace
Trop souvent méconnu des professionnels du livre, l’Ifcic s’emploie depuis trois décennies à leur faciliter l’accès au crédit et constate depuis quelques années un accroissement de son activité.
Créé en 1983, l’Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (Ifcic) est un établissement privé qui a une mission d’intérêt général : faciliter l’accès au crédit des PME, TPE et associations exerçant leur activité dans le secteur de la culture. Son champ d’action s’étend donc au cinéma, au spectacle vivant, à la musique, à la mode, aux jeux vidéo et au livre, sur lesquels il apporte également une expertise lorsque les banques cherchent à en évaluer le risque. « Nous sommes une mini-BPI (banque publique d’investissement) dédiée aux entreprises culturelles, qui traditionnellement ont des difficultés pour obtenir des emprunts du fait de leur taille et de leurs modalités de fonctionnement relativement atypiques », précise Laurent Vallet, qui dirige l’Ifcic depuis 2002.
Pour mettre en œuvre sa mission, l’institut dispose de deux outils. Le premier d’entre eux est la garantie des prêts contractés par les entreprises auprès d’établissements bancaires, dont le taux varie de 50 à 70 % selon les secteurs et les crédits concernés. «C’est un levierparticulièrement efficace parce que cela rassure les banques, qui partagent ainsi le risque », constate Laurent Vallet. Lorsque la garantie ne suffit plus à déclencher l’intervention des banques, l’Ifcic a recours à un second levier : les avances remboursables. L’institut dispose de quatre fonds, mis à la disposition des jeunes créateurs de mode, des entreprises de presse, des industries musicales et, depuis début janvier, des libraires (Falib).
«L’accompagnement va crescendo sur le livre»
Depuis 2008, l’Ifcic enregistre une croissance de 28 % du montant de ses encours de crédits garantis et d’avances, qui s’élevaient, au 30 septembre 2013, à 775 millions d’euros. En dehors de la production cinématographique et de l’image animée, qui représente 75 % de l’activité de l’institut, le livre reste le premier secteur accompagné en cumulant, sur 2012 et 2013, près de 10 millions d’euros de crédits garantis en faveur de 50 entreprises. « En raison de l’évolution des normes européennes qui conduisent les banques à durcir leurs conditions d’octroi de prêt aux petites et moyennes entreprises, l’accompagnement va crescendo sur le livre », souligne Sébastien Saunier. Le directeur du crédit aux entreprises de l’institut pointe notamment, pour le livre, une augmentation de 30 % du nombre de dossiers en 2013, due principalement aux libraires. Ils ont été 14 à avoir recours aux services de l’Ifcic, soit deux fois plus qu’en 2012. «L’évolution de leur demande traduit d’ailleurs cette difficulté croissante à accéder au prêt, ajoute Laurent Vallet. Alors que, traditionnellement, nous avions à traiter des projets de transmissions, tels La Galerne au Havre, Coiffard à Nantes ou Grangier à Dijon, en 2013, nous avons été aussi sollicités pour des crédits plus courts qui visaient à renforcer le besoin en fonds de roulement notamment. Le Falib arrive donc à point. » <