Le réel, c’est quand on se cogne, disait Lacan. Mais parfois, on a envie de cogner sur le réel, lorsqu’il est dur avec les faibles. A titre privé, Vincent Delecroix agit en ce sens. Discret, il n’en dira pas plus. Professionnellement, le philosophe de 48 ans s’interroge sur ce refus érigé comme panacée morale. Derrière ce non, on entend la résistance, mais la complainte des nouveaux Thoreau vient troubler l’harmonie de l’ensemble. Pendant vingt ans, ce normalien, agrégé de philosophie, a fréquenté l’œuvre de Kierkegaard, lui consacrant une thèse. Il a donc approché de près le statut de la négativité. L’essai qu’il publie sous le titre de Non ! est le résultat de ses recherches universitaires et de sa vie personnelle. Lorsque ses deux jeunes enfants lui disent non, ce rejet n’a pas le même sens que le mode de contestation aujourd’hui valorisé autour des indignés et de la désobéissance civile. "Pour tout dire, ça me gonfle. C’est pour cela que j’ai voulu dire non au non, contester cette position d’hypervalorisation de soi à travers cette posture de rebelle, chercher d’autres usages du non, moins spectaculaires, moins confortables, mais qui désamorcent certaines formes de l’opposition."
Vincent Delecroix n’est pas un penseur binaire. "On pense que le oui, c’est la soumission. C’est faux. Nous n’avons pas besoin de philosophes pour savoir qu’il faut résister à l’oppression. En revanche, ils peuvent nous être utiles pour nous indiquer des chemins. C’est pourquoi le "non, merci" est intéressant car il ne brise pas les relations sociales. Il est même compatible avec une certaine forme de oui."
"Penser ce qui nous arrive"
Entre l’idéologie libérale dominante du "think positive" et les faux rebelles qui l’entretiennent, Vincent Delecroix opte pour une troisième voie, plus subtile. Mais c’est bien ainsi qu’il défend la philosophie. "Depuis quand la philosophie aide à vivre ? Philosopher, c’est penser ce qui nous arrive. C’est un travail complexe, pas d’une méthode infaillible pour l’analyse des phénomènes ou pour résoudre des problèmes." C’est pourquoi celui qui enseigne à l’Ecole pratique des hautes études se méfie des Heidegger pour les nuls ou des Spinoza sous la douche. "Si la philosophie renonce à sa technicité, elle est perdue. Ce qui ne signifie pas qu’on ne peut rien transmettre."
Cette transmission-là passe par la clarté de la langue. Cela tombe bien, Vincent Delecroix s’est aussi imposé comme un écrivain. "Ma culture est autant littéraire que philosophique. L’une se nourrit de l’autre. La variation des genres d’écriture est vitale pour la pensée. La littérature fournit des ressources pour penser le monde. La philosophie ne peut se couper de cela."
C’est ce balancement qui fait l’originalité de sa démarche. On comprend son attrait pour Kierkegaard, Montaigne ou Pascal qui ont fait l’expérience de leur pensée et l’ont traduite sous des formes littéraires. On comprend aussi pourquoi il est si sensible aux œuvres de Pierre Michon ou de Laurent Mauvignier, pour cette justesse du style. Et l’on n’est pas surpris lorsqu’il avoue avec un petit sourire: "Mon auteur de chevet, c’est Stendhal." Laurent Lemire
Vincent Delecroix, Non ! De l’esprit de révolte, Autrement, Prix: 19 euros, 280 p., Sortie: 18 avril, ISBN: 978-2-7467-4662-6