Dans son dernier livre publié chez Stock, Emmanuel Davidenkoff annonce un "tsunami numérique" dans les écoles et les universités, parti de la Silicon Valley aux Etats-Unis, dont l’écosystème technologique va "réinventer l’éducation". Pour le moment, en ce qui concerne l’édition scolaire, il ne s’agit que d’un clapotis. En 2013, selon Odile Mardon, directrice du secondaire chez Hachette Education, le numérique représente toujours 1,2 % du chiffre d’affaires du secteur, lequel a chuté de 37 % par rapport à 2012. En valeur absolue, les ventes de licence ont donc aussi baissé, à environ 1,6 million d’euros. "Pour l’essentiel, il s’agit de licences pour les enseignants, pour de la vidéoprojection en classe, mais encore peu d’accès individuel pour les élèves", remarque Sylvie Marcé, P-DG de Belin. Ces achats étaient soutenus par le système de "chèques ressource", un budget maximal de 2 500 euros par établissement affecté à l’achat de contenus numériques, pas forcément des manuels, qui a pris fin en 2013. "S’il n’y a pas de budget d’acquisition, on ne pourra pas investir", ajoute-t-elle, ce que regrettent tous les éditeurs. "Les budgets affectés à la recherche et développement devraient être réorientés vers les acquisitions. Nous saurons faire la recherche nécessaire, s’il y a un marché", juge Mahin Bailly, directrice générale de Magnard. Les élèves semblent prêts à cette évolution : "Il n’y a pas d’attachement au papier chez eux, et le numérique améliore leur apprentissage", assure Charles Bimbenet, directeur de Nathan Technique.
Le papier finance le numérique
Ce potentiel séduit les investisseurs. Gutenberg Technology, la plateforme de création de manuels numériques, est sans doute une des start-up de l’édition les mieux dotées : sa dernière augmentation de capital la valorise à 22 millions d’euros, confirme François-Xavier Hussherr, son président et fondateur. C’est dire si le secteur de l’éducation est considéré comme prometteur. "Aux Etats-Unis, la part du numérique scolaire atteint 20 %", affirme-t-il. Gutenberg Technology a d’ailleurs ouvert un bureau commercial à New York pour prospecter ce marché, plus porteur que l’Europe. La plateforme organise les contenus des manuels, divisés en "granules" pour être composés à la demande, individuellement et en fonction du niveau des élèves si nécessaire, avec des exercices, de l’interactivité, pilotée par les enseignants en classe ou à distance au domicile des élèves.
Pourtant, Lelivrescolaire.com, la filiale et la vitrine d’édition de Gutenberg, doit se plier à la loi du marché actuel : "L’économie s’appuie toujours sur le papier, qui finance le numérique", note Isabelle Louviot, directrice générale de Didier. Editeur nativement numérique, Lelivrescolaire. com effectue 95 % de son chiffre d’affaires avec la vente de manuels papier, "à la réalisation desquels nous avons consacré beaucoup de temps", reconnaît Raphaël Taïeb, cofondateur et directeur de la maison. Sur un autre modèle, dominé par la gratuité d’accès à ses contenus dématérialisés, Sésamath tire aussi ses seuls revenus de licences sur la vente des versions livre de ses manuels. Nathan Technique a trouvé une solution simple : "Cette année, la licence numérique est incluse dans tous nos manuels papier avec une clé d’activation, alors qu’auparavant nous proposions encore deux versions. Et de cette façon, le libraire participe pleinement à la diffusion du numérique", insiste Charles Bimbenet, directeur du département. Dans cette offre devenue bimédia, le prix de cette licence généralisée est d’environ 2 euros par manuel, contre 4 euros en option les années précédentes.
La période pourrait pourtant être favorable : "Le numérique est un changement important, les enseignants ont besoin de temps pour appréhender ces nouveaux outils. La réforme étant reportée à 2015, profitons du fait qu’il n’y a pas de nouveaux programmes à acquérir pour travailler sur les pratiques et la pédagogie de ce nouvel outil", suggère Isabelle Louviot. Dans sa loi de refondation de l’école, le ministre de l’Education nationale a accordé une place particulière aux compétences numériques, indispensables à la future valeur professionnelle des élèves d’aujourd’hui, comme le lire-écrire-compter l’était à ceux de la fin du XIXe siècle en pleine industrialisation.
Ces besoins ont aussi été identifiés comme une source d’emplois pour la France. Un rapport commandé par pas moins de quatre ministères, sur La structuration de la filière du numérique éducatif discrètement déposé sur le site de l’Education nationale fin septembre, liste 10 préconisations et 27 propositions, dont presque aucune n’a été concrétisée. La création d’une Direction du numérique pour l’éducation, confiée à Catherine Becchetti-Bizot, est le premier élément tangible.
Cette direction devra mettre "en synergie tous les acteurs du numérique éducatif avec les systèmes d’information du ministère". Elle est dotée d’un "Numérilab", qui "vise à mutualiser les initiatives autour de grands projets innovants". Il rassemble quelques services déjà créés, dont "English for schools, une offre d’exercices et de vidéos pédagogiques pour les 8-11 ans, accessible en ligne pour un apprentissage ludique et facilité de l’anglais en classe et à la maison". Elle inquiète Sylvie Marcé, qui la juge directement concurrente de l’offre des éditeurs. Le ministère du Redressement productif, commanditaire du premier rapport, a confié à Deborah Elalouf, présidente de Tralalère (production de programmes numériques éducatifs) et à Jean-Yves Hepp, président de Unowhy, fabricant de la tablette Qooq, une mission de réflexion sur la production de contenus et d’une tablette dédiés à l’éducation. Attendu pour le début de l’année, leur rapport devrait être bouclé en avril.
Concurrence du secteur public
Cet intérêt prononcé des pouvoirs publics est perçu de façon ambivalente par les éditeurs, rassurés s’il s’agit de contenir les ambitions de prédateurs des nouvelles technologies, déroutés si c’est pour la remplacer par la concurrence de la puissance publique. Les éditeurs ont "des inquiétudes fortes sur la place que veut prendre l’offre publique dans le numérique", déclare la présidente du groupe Enseignement du Syndicat national de l’édition. "Il y a une contradiction entre la volonté de créer une filière d’ingénierie française pour résister à la concurrence mondiale de grands groupes, et en même temps la création d’une offre publique qui concurrence le privé. Nous avons besoin d’être rassurés sur les débouchés de nos investissements", insiste Sylvie Marcé.
"Nous ne faisons pas de manuels", insiste Jean-Marc Merriaux, directeur général du Centre national de documentation pédagogique (CNDP). "Notre rôle est de fournir de l’ingénierie pédagogique aux enseignants. Dans ce cadre, le CNDP pourrait passer à l’identification et l’indexation de la ressource pédagogique à destination des enseignants, à une échelle granulaire très fine, un chapitre de manuel au lieu d’un ouvrage entier, par exemple. Aujourd’hui, le seul outil est la recherche plein texte de Google, ce qui est très insuffisant. Le CNDP pourrait être l’acteur de la recherche et développement, pour en offrir ensuite le résultat à l’ensemble de la communauté", explique-t-il.
Un besoin qui pourrait devenir indispensable, étant donné l’offre que développent les éditeurs. Plusieurs d’entre eux se sont lancés dans la création de plateformes d’enseignement à distance, à l’image de ce qui existe déjà dans la formation professionnelle. Didier propose ainsi un laboratoire de langue associé au manuel Premium, qui permet à un enseignant de préparer des exercices pour ses élèves, avec des ressources audio ou vidéo. Ils y ont accès depuis leur ordinateur ou tablette. L’enseignant dispose aussi de leurs réponses à distance avant l’arrivée en classe "pour évaluer leur progression, les faire travailler à l’oral individuellement, à leur rythme", explique Isabelle Louviot. "Nous avons commencé doucement, il y a trois ans, nous mettons en service la V2."
Hachette Education prépare une plateforme qui ouvrira à la rentrée, d’où les enseignants pourront gérer leur manuel, les accès aux versions des élèves, les exercices à faire, etc., explique Odile Mardon. Belin lance également à la rentrée une plateforme numérique baptisée PEPS (parcours d’exercices personnalisés), qui "proposera aux enseignants des ressources, des exercices pour travailler en maths et en français, des parcours individualisés à destination des 15 à 20 % d’élèves en difficulté. Nous avons réalisé cet outil dans le cadre des appels à projets éducatifs soutenus par le grand emprunt", précise Sylvie Marcé.
La tablette familiale
Autre innovation, initiée par Nathan et Bordas en 2013 : la vente directe aux familles des manuels numériques multisupports, consultables aussi bien sur ordinateurs que sur tablettes. "L’an dernier, c’était un démarrage. 2014 sera déterminante. Nous communiquons beaucoup sur cette offre, en complément des manuels, mais il faudra être patient. Nous comptons sur la sensibilité des parents à la question du poids des cartables", explique Françoise Fougeron, directrice générale de Nathan Education. Les modes de vie d’enfants partagés entre deux familles encouragent aussi cette solution. "Hatier proposera ce service à la rentrée", annonce également Celia Rosentraub. Hachette Education y réfléchit, mentionne Odile Mardon. Les éditeurs ont adapté leurs propositions commerciales, en généralisant la licence annuelle, au lieu de quatre ans jusqu’à maintenant. Nathan et Bordas proposent le manuel numérique en achat direct à 2 ou 4 euros, suivant que l’élève possède ou non la version papier. Chez Didier, il est à 3 et 6 euros. Chez Belin, la licence avec le manuel est aussi à 2 euros pour un an, et à 8 euros sans. Chez Hachette Livre, celle de l’enseignant est valable pendant dix ans.
La quasi-totalité des manuels numériques sont en effet maintenant compatibles avec les tablettes, au moins sur les deux principaux systèmes d’exploitation (IOS et Android), parfois aussi sur Windows 8, chez Hachette notamment. Les expérimentations se multiplient dans les établissements, mais l’équipement fourni aux élèves est encore rare, en raison du coût du matériel, et des frais de maintenance qu’il peut entraîner ensuite. Anne Lechêne, responsable des tablettes Bic, spécialement conçues pour les classes de primaire, se dit néanmoins très satisfaite des résultats obtenus en dix mois depuis le lancement de cette ardoise électronique : "Nous estimons notre part de marché à 25 %, sur un nombre de classes équipées certes très modeste." En revanche, l’équipement individuel des familles se généralise (7 millions de tablettes devraient être vendues cette année).
Les deux principaux prestataires pour la transformation des manuels en application sont Jouve, qui travaille pour Editis (Nathan et Bordas) et Hatier, et EduLib, filiale de Belin et Magnard, qui sont aussi ses deux clients. Outil de conversion des manuels papier en numérique, créé à l’origine par Belin et filialisé à parts égales avec Magnard, une version 3.2 avec des fonctions de partage sort pour la rentrée. "Tout le contenu du manuel passe en base de données. Les enseignants peuvent ajouter leurs contenus, transformer à leur convenance les pages, qu’ils peuvent retrouver chez eux ou dans leur établissement. C’est une rupture pour les éditeurs pour qui une œuvre était fixe. Maintenant, elle est transformable, l’utilisateur participe à l’enrichissement", explique Julien Llanas, directeur des opérations. Entre Belin, Magnard et BPI, éditeur pour l’enseignement professionnel, environ 220 manuels sont disponibles sous cette technologie. Quelque 150 000 comptes utilisateurs ont été ouverts. "Les éditeurs sont crispés sur la transition numérique. La valeur ajoutée par rapport au papier, c’est de pouvoir valoriser au-delà du format du manuel scolaire l’apport didactique et pédagogique des auteurs et éditeurs scolaires par le biais de jeux de métadonnées et d’une indexation fine", ajoute-t-il.