Déjà faut-il comprendre ce qu'est cette biographie philosophique. La démarche est celle que le penseur avait utilisée contre Freud : il part du postulat nietzschéen selon lequel l'homme et le système qu'il construit sont indissociables. L'ordre libertaire propose donc une lecture exhaustive des textes de Camus, croisés avec ce qu'on sait de sa vie et ses notes personnelles. Depuis l'enfance de Camus jusqu'à sa mort, depuis ses dissertations de lycée jusqu'au discours du Nobel, Onfray (re)construit le système de pensée de l'écrivain et en cherche la cohérence. L'ensemble donne un portrait riche et historiquement intéressant.
Mais, deuxième surprise, l'essai devient vite une apologie de l'auteur de L'étranger. Il s'agit d'étayer la thèse suivante : personne n'a voulu reconnaître en Camus le philosophe génial et définitif qu'il était, parce qu'il ne faisait pas partie du milieu germanopratin, monstre polymorphe qui impose à travers les âges son idéologie pleine de ressentiment et d'autosatisfaction. Les méchants : Sartre et Beauvoir en tête, et tout le petit milieu ombrageux et fourbe. Le gentil : Albert Camus, définitivement prolo, honnête et sacrificiel comme l'est toujours le bon petit peuple.
Pourquoi donc vouloir faire du Nobel 1957 une victime ? Au fil des pages une explication s'impose : Onfray s'est pleinement identifié à son objet. Camus, c'est Onfray tel qu'il se voit : le petit garçon parti de rien qui, se hissant jusqu'aux hautes sphères de la philosophie, menace l'ordre de castes de l'élite rive gauche et devient l'homme à abattre. D'où cette complexité du raisonnement (Camus est nietzschéen, mais solaire, et à la fois dionysiaque, démocrate mais en fin de compte plutôt anarchiste, mais sensualiste, et pas communiste, vous me suivez ?) : il faut que Camus devienne Onfray. On peut déplorer que ce transfert analytique ôte de sa valeur à ce qui aurait pu être, sans cela, une monographie documentée et conséquente.