Gloire au juge Stephen Crocker ! Ce magistrat américain de l’Etat du Wisconsin s’est opposé à des policiers fédéraux, qui souhaitaient obtenir l’identité de milliers de clients d’Amazon, dont le seul point commun était d’avoir acheté, via le site, des livres d’occasion à un même revendeur, accusé d’importante fraude fiscale. Les policiers prétextaient que la connaissance de ces acheteurs — pourtant tous de bonne foi et parfaitement innocents — et de leurs habitudes de consommation sur Amazon leur permettrait d’étayer leur dossier contre le prévenu. Dans ses attendus, le juge Crocker, pour justifier d’avoir débouté les policiers, explique que « si la nouvelle se répandait que des enquêtes policières fédérales de type Orwellien [il y va fort, Crocker : j’adore !] allaient jusqu’à fouiller les habitudes de consommation des lecteurs clients d’Amazon, cela dissuaderait un nombre incalculable de clients potentiels de renoncer, et sans doute pour toujours, à l’achat de livres en ligne ». Il a donc proposé la manœuvre inverse, et beaucoup plus logique : demander à Amazon d’adresser à ses clients un courrier les informant qu’une enquête était en cours, et qu’ils pouvaient, s’ils le souhaitaient , contacter la police. Du coup, les fédéraux ont préféré carrément jeter l’éponge. David Zapolsky, chargé des litiges à Amazon, en a profité pour faire la pub de sa boîte, présentée comme irréprochable pour la protection des droits privés de ses clients : « Chaque fois que les autorités nous demandent des informations, et que nous ne pouvons obtenir de justification précise sur ces demandes, et dès lors que nous ne sommes pas sûrs que ces demandes ne violent pas le Premier Amendement [ndr : celui relatif à la liberté d’expression et de conscience, autant dire hyper méga sacré], nous faisons automatiquement appel à un juge ». Il est à noter que si la requête des fédéraux avait été adressée à un quelconque établissement bancaire, ou émetteur de cartes de crédit, le fichier des clients, avec leurs identités et leurs adresses, et tout, et tout, aurait été transmis sans le moindre embarras de conscience. Mais il semblerait qu’en Amérique, et c’est finalement une bonne nouvelle, les librairies et les bibliothèques soient particulièrement protégées par le respect du Premier Amendement. La décision du juge Crocker vient ainsi enrichir une déjà riche jurisprudence, toute dans le même sens, et dont l’exemple le plus fameux restera la rebuffade infligée, en 1998, au procureur Kenneth Starr (ce conservateur teigneux qui voulait faire tomber Bill Clinton). Clinton ayant expliqué à la justice que Monica Lewinsky (vous savez, la stagiaire…) lui avait offert « un livre ou deux », Starr avait exigé de Kramerbooks, une librairie connue de Washington, proche de la Maison Blanche, de lui communiquer les achats de ladite Monica. Kramerbooks avait refusé, au nom du respect du Premier Amendement, et Starr en avait été pour ses frais. Tant mieux. Et tant pis : on ne saura donc jamais si Monica avait acheté « Vox », le roman de Nicholson Baker où il est principalement question de sexe au téléphone, comme en était convaincu Starr, ou plus bêtement… un livre sur les cigares. Vive le juge Crocker, vive Monica, vive Bill et Hillary Présidente ! **** Cette histoire m’amène à dire un mot de Facebook, la tarte à la crème du moment. Facebook par-ci, Facebook par-là : plus à la mode, tu meurs. Sauf que moi, Facebook, ça ne m’a pas un seul instant inspiré. Il y a trente ans, ou quelque chose comme ça, un truc aussi, avait été furieusement à la mode : la CB, ces radios dans les voitures. C’était formidable, paraît-il, pour se faire de nouveaux amis, engager le dialogue, créer du lien — ça a duré quoi ? un an ? Facebook, c’est un peu la même chose : l’illusion de créer du lien social, quand celui-ci se délite à tout va et que les gens n’ont jamais été aussi seuls qu’aujourd’hui. Les amis, aujourd’hui, sont virtuels (ces pages de Myspace, où s’affichent « Machin a 25679 amis », « Chose à 78654 amis », c’est d’un ridicule achevé…). Désolé, moi je préfère les amis que je peux toucher physiquement et avec qui je peux vider quelques bonnes bouteilles. Bon, enfin quelques utilisateurs de Facebook commencent à déchanter, en voyant l’utilisation qui est faite de leurs données personnelles à des fins mercantiles. J’ai envie de dire : mais quelle naïveté ! Comme si ce n’était pas prévisible depuis le début ! Ce qu’Orwell avait prédit dans « 1984 » est peu à peu en train de se mettre en place : on veut tout savoir de vous, vous traquer, vous espionner dans vos moindres gestes, et orienter vos comportements. Sauf que le dictateur, derrière tout ça, n’est pas politique : c’est juste le commerce, la pub et le marketing. **** Yann Martel est en colère. L’auteur de « L’histoire de Pi » (Man Booker Prize 2002, dont on attend l’adaptation au cinéma par Jean-Pierre Jeunet) est parti en guerre contre Stephan Harper, le premier ministre canadien — rappel : Martel est lui-même Canadien, Québécois d’origine, qui vit aujourd’hui dans une province anglophone du pays —, au motif que celui-ci est inculte et ne s’intéresse pas aux livres. « Si Harper lisait des livres, et pas juste des traités d'économie, on le verrait dans ses politiques. Or ses politiques en matière de culture, c'est de couper partout, explique Martel. C'est inadmissible. Si on lit, c'est qu'on aime les livres et si on les aime, on les défend. Stephen se fout éperdument des livres. Lorsqu'on lui a demandé quel était son livre préféré, il a cité le Livre des Records Guinness en se trouvant très drôle. Moi, je trouve ça pitoyable. Harper semble ignorer que la partie cruciale d'un peuple, c'est sa culture, pas son économie. Comment peut-il faire fi d'une facette aussi essentielle et fondamentale de l'existence? Et surtout, que comprend-il de la vie, que sait-il de notre expérience commune sur terre, s'il ne lit pas? Ça me dépasse ! » Martel a donc décidé d’envoyer des ouvrages, choisis par lui-même, au chef du gouvernement. Dans la foulée, il a créé un site, « Que lit Stephen Harper ? » (www.whatisstephenharperreading.ca, site bilingue, of course) pour que le public ait accès en même temps que le premier ministre aux ouvrages suggérés. Depuis avril, et à raison d’un livre envoyé tous les deux lundis, Stephen Harper a déjà reçu 17 livres (le 18è partira aujourd’hui) et l’éventail des auteurs est très large, qui va de Tolstoï à Agatha Christie en passant par… Orwell — hé, hé, vous vous demandiez où il était Orwell, cette fois, n’est-ce pas ? A ce jour, Stephan Harper n’a accusé réception que d’un seul envoi — par une note de son assistante —, mais Martel est décidé à continuer l’exercice tant que Harper sera au pouvoir : « J’espère que ça ne durera pas dix ans », dit-il. Toute ressemblance avec un autre pays, dont le chef de l’Etat ne lit pas de livres — même pas ceux qui lui sont consacrés —, sinon peut-être les albums de coloriage édités par Chiflet, serait évidemment fortuite et très, très malintentionnée.

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