Trente-six ans, ce n’est pas vieux, mais c’est assez pour faire le point sur un grand livre. En trente-six ans, on a un peu oublié Louis Chevalier (1911-2001), même si ce Montmartre du plaisir et du crime fut réédité chez Payot en 1995. Eric Hazan lui rend justice en republiant et en signant la préface de cette formidable étude sur Paris et surtout sur les Parisiens. Enfin, une partie d’entre eux, ceux de Montmartre, les Gino et autres gueules d’amour qui ont sévi au pied de la butte, des années 1870 aux années 1950. Car le Montmartre des plaisirs, c’est celui du bas, des bas instincts et du bas-ventre. Entre Clichy et Barbès, en passant par Pigalle, celui qui fut professeur au Collège de France de 1952 à 1981 - chaire d’histoire et structures sociales de Paris et de la région parisienne - arpente les trottoirs et les ruelles en fin connaisseur.
"On y trouve certes les ingrédients d’un livre savant, constate Eric Hazan, l’ordonnance des chapitres et sous-chapitres, les notes de bas de pages, les références littéraires, mais cet appareil est un déguisement." De fait, on retrouve dans cette étude le style flamboyant de son chef-d’œuvre paru en 1958, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle (Perrin, "Tempus", 2007). Sa méthode qui emprunte aux mots de Descartes - voyager, fréquenter des gens, s’éprouver soi-même - relève de la promenade, de l’érudition, du souvenir et des lectures. Avec lui nous flânons en compagnie de Balzac, Zola, Carco, Mac Orlan, Céline et tant d’autres.
Avec eux, il explore la fête sauvage, le Subure - référence au quartier de plaisirs des jeunes Romains où Néron courait les lupanars - et s’attarde à ressentir cette jungle urbaine faite de caresses et de coups de poing, de frôlements et de violence. La pluie et l’odeur, "l’odeur terrible de la joie populaire", font partie de ce ressenti qu’il puise dans mille anecdotes. Côté crime, entre les voyous de La Chapelle, les mauvais garçons du square d’Anvers et la bande de Pantin, on s’étripe sans compter sur fond de prostitution.
Ce Vendéen a goûté Paris comme peu de Parisiens et il a bataillé contre son copain de la rue d’Ulm, Georges Pompidou, qui s’échina à le transformer. Il y a des amateurs de Paris comme il y a des amateurs de cigares. Ils en aiment la consistance, le parfum, l’authenticité. Et surtout ils aiment le voir vivre. Louis Chevalier pratiquait une histoire urbaine en utilisant la littérature, les coupures de presse, tout ce qui donne chair. Bien sûr, la statistique comme la démographie y avaient leur part, mais l’histoire quantitative des Annales n’était pas sa tasse de thé, ou plutôt son coup de blanc sur un zinc bien patiné. Cet immense historien plutôt conservateur faisait de l’histoire sociale en pleine connaissance de cause et avec une joie non feinte. Alors oui, il faut lire ou relire Louis Chevalier pour son style mais aussi pour comprendre qu’une ville, c’est fait de gens, d’histoires, d’amour, de sang et de liberté. Laurent Lemire