La mode porte un livre que l’on dirait fait pour les désosseurs d’entreprises, les experts comptables, les concurrents du loft, les stars académiciens et autres barbares qui ne savent pas lire. C’est un livre des éditions de Minuit intitulé : Comment parler des livres que l’on n’a pas lu ? de Pierre Bayard. En fait ce livre vise ceux qui lisent et font des complexes à n’avoir pas tout lu. Voyez-vous un barbare entrer dans une librairie pour acheter un livre, qui plus est des éditions de Minuit ? Bien sûr que non. Ils ne savent pas lire. N’ayant personnellement pas lu Bayard, sans peur et sans reproche je n’en parlerais pas ! Mais, apprenez la leçon, quand quelqu’un vous ennuie en vous disant : « N’avez-vous pas lu… » détournez la conversation. Je me souviens de Salman Rushdie venu à la Fnac à Paris en 1995 pour présenter Le dernier soupir du Maure (Plon). Il résista ce soir-là à BHL et à ses gardes du corps pour répondre à une dernière question dans cette petite salle mieux protégée qu’un coffre-fort. Une « élève en journalisme » lui demanda ce qu’il « avait appris pendant ces années passées à fuir la fatwa » de Khomeiny. Devant le murmure de gens importants (et importuns), Rushdie répondit : « C’est la meilleure question qu’on m’a posé ce soir ». Puis, après un long silence, il lâcha : « J’ai appris à dire ce que je pense, tout simplement… Par exemple, Tolstoï m’emmmmmerde ! » S’il est difficile de parler d’un livre qu’on n’a pas lu, il est encore plus difficile de parler d’un livre qui n’a pas été publié. Ainsi ne lirez-vous pas Le Pen a déjà gagné, Bréviaire de ceux qui parlent le Le Pen sans peine . Vous ne le lirez pas parce que ce livre que j’avais commandé à deux jeunes journalistes a été négligé. D’abord par les auteurs putatifs, qui m’annoncèrent en septembre dernier après de multiples coups de téléphone dans le vide qu’ils renonçaient, mais aussi par un éditeur –moi !- pas assez « punchy », pas assez insistant et qui donc dut à son tour renoncer car les délais n’étaient plus tenables. Le sujet me paraissait pourtant passionnant : recenser fidèlement mais aussi avec un brin de légèreté dans la plume pour ne pas faire un livre-pilori tous ceux qui, à droite comme à gauche, parlent avec les mots de Le Pen en espérant récupérer ses voix. Passionnant avant l’élection présidentielle mais aussi avant les élections législatives. Propos racistes (enfin presque ; presque enfin ?) envers les juifs, les Arabes, les noirs, les francs-maçons, les intellos, homophobes, révisionnistes et j’en passe. Car au-delà de la « lepénisation des esprits » qu’on n’évoque plus guère (mais ceci explique peut-être cela) se met en place une novlangue lepéniste. Comme le documentaire présenté mercredi par Arte sur la novlangue nazie analysée par Victor Klemperer dans LTI (Lingua Tertii Imperii, la langue du 3 e Reich) et la novlangue de la V e république décortiquée par Eric Hazan dans LQR (La Fabrique). Voilà un livre que vous ne lirez pas, mais vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous en a pas parlé. C’est maintenant que ce livre mort-né qui en est resté à sa plus simple expression, son titre ( Le Pen a déjà gagné ) mérite un débat dans ces campagnes électorales longues à démarrer. Après il sera trop tard. On vous aura prévenu. Moi aussi je retiens la leçon. Leçon n° 2 : pour devenir éditeur, il faut être têtu, très têtu.
15.10 2013

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