Philippe Charlier a été nommé à la tête de la collection "Terre Humaine" aux éditions Plon, le 3 février, succédant au fondateur Jean-Malaurie et au directeur éditorial de Jean-Christophe Rufin. Âgé de 43 ans, cet ancien médecin légiste, aujourd'hui anthropologue, archéologue, maître de conférence et détaché au musée du Quai-Branly Jacques-Chirac, évoque pour Livres Hebdo sa stratégie éditoriale.
Comment comptez-vous reprendre l’héritage de Jean Malaurie et l’esprit de la collection Terre Humaine ?
D'abord, Jean Malaurie ne disparaît pas : il reste présent en tant que président d’honneur et comme une autorité bienveillante. C'est à jamais le chaman de Terre Humaine ! Je reprends surtout le travail de directeur éditorial de Jean-Christophe Rufin. L’esprit de la collection est de rendre l’anthropologie de terrain digeste et comestible. De ne publier que des textes avec des parti pris, écrits à la première personne et qui expriment une découverte ou une mise en avant d’un peuple singulier. J'insiste sur ce fait que ce sont des récits transmis d’une génération à l’autre à travers une personne. Ce facteur humain est très essentiel.
Pour quelles raisons “le facteur humain” est-il si important au sein de la collection ?
C’est très important, car c’est ce qui nous distingue des ouvrages académiques ou universitaires. Nous ne publions que des livres de terrain qui trouvent leur naissance dans la boue, les larmes, bref : l'immersion totale. Cela doit se sentir. Nous avons toujours des récits qui sont incarnés dans notre collection. Pas de
pathos artificiel, ni d'exploration surannée, juste du "vécu".
Quels thèmes la collection doit-elle aborder ?
Terre Humaine doit publier des ouvrages qui restent des références. Quand Jean Malaurie a fondé la collection en 1954, il a voulu dès le départ constituer une sorte de Pléiade de l'anthropologie. Non pas un panthéon (les auteurs ne sont pas morts au champ d'honneur de l'ethnologie), mais des textes majeurs, significatifs et intemporels. On lit toujours
Tristes Tropiques de
Claude Lévi-Strauss ou
Les lances du crépuscule de
Philippe Descola ; ces textes n’ont pas pris une ride car ils correspondent toujours à une actualité brûlante. La collection ne s'interdit pas de se saisir de sujets d'actualité ou de contextes chrono-culturels pour lesquels les processus anthropologiques naissent certes en 2021, mais risquent de durer encore plusieurs dizaines d'années : je pense par exemple aux tensions extrêmes subies par les communautés Ouïghours de Chine ou Rohingyas de Birmanie.
Actes sud et ses "Mondes sauvages", les éditions Bouquins, "Anthropocène" au Seuil, comment vous positionnez-vous ?
"Mondes sauvages" est une jeune et pétillante collection qui couvre davantage, à mon sens, la nature et l’aspect environnementaliste que l'anthropologie/ethnologie en tant que telle. Nous ne travaillons pas sur le même terrain, donc il n’y a pas de concurrence directe. Pour les autres collections, il y a moins ce caractère de vécu, de témoignage, de passeur. Terre Humaine est dédié aux peuples autochtones et aux sans-voix, dès le départ. Ce caractère militant, je ne le trouve nulle part ailleurs, et compte bien le pérenniser dans la collection.
Quels sont vos projets pour pérenniser cette collection ?
Je souhaite réhabiliter certains titres injustement oubliés, et je suis justement en train de revoir intégralement le catalogue de la collection dans cette perspective. Je travaille aussi à trouver des ouvrages (et des auteurs) sur certaines zones qui ne sont pas couvertes jusqu'à présent par Terre Humaine. Je pense notamment au culte à Kali en Inde, aux pêcheuses traditionnelles (ama) du Japon, ou à la communauté Kanak de Nouvelle-Calédonie.
Vous prévoyez de publier combien d'ouvrages par an ?
Notre objectif de publication est de monter à quatre parutions par an, contre aujourd’hui une à deux publications. Notre premier ouvrage sorti le 18 février est Cinq tambours pour deux serpents. Itinéraire spirituel d’une Française en Haïti, par Mireille Aïn, un ouvrage qui relate le parcours de cette femme au coeur des rituels du vaudou haïtien. Ensuite, Femmes chamanes d'Asie centrale, par l'anthropologue Sylvie Lasserre. Enfin nous devrions prochainement publier les mémoires de Jean Malaurie (à la fin de l’année ou au début de 2022), qu'on peut déjà qualifier de véritable testament philosophique.
Comment comptez-vous trouver de nouveaux auteurs ?
Médecin-anthropologue, j’ai la chance d’être actuellement détaché au Musée du quai Branly - Jacques Chirac comme directeur du département de la recherche et de l’enseignement. Ce cadre institutionnel permet d'être au coeur d’un incroyable vivier de chercheurs de tous bords et de spécialités extrêmement variées. Une collaboration toute naturelle va se mettre en place entre la collection Terre Humaine et le musée, pour faciliter la découverte et la publication d’auteurs, y compris jeunes et talentueux.
Avec vos fonctions au Musée du quai Branly - Jacques Chirac et à l'université de Paris-Saclay en tant que maître de conférences, comment allez-vous articuler vos expériences, en quoi vous seront-elles utiles dans l'édition ?
J’ai déjà le regard de l'auteur, avec une trentaine de livres publiés sur les thèmes de l’anthropologie ou l’histoire (récemment aux éditions du Cerf et chez Tallandier, mais aussi dans Terre Humaine : Vaudou. Les hommes, la nature et les dieux (Bénin) en 2020, ndlr). Mon expérience de terrain, au Bénin, en Haïti, au Cameroun, va forcément me servir pour l'évaluation de l'opportunité des textes. Ensuite, je dirige depuis 2008 une autre collection - "Pathographie" - aux éditions de Boccard, et ai donc l'habitude de suivre et d'accompagner un auteur et son ouvrage de A à Z avec une équipe éditoriale. Enfin, je peux compter sur la bienveillance de mes maîtres (Jean Malaurie et Jean-Christophe Rufin) pour prodiguer sans limite conseils et recommandations...