Dans votre postface, vous parlez, à propos de Fantaisie allemande, d'une « sorte de roman », laissé « volontairement lacunaire ».
Philippe Claudel : Tout n'est pas dit dans ce livre, et tout n'est pas donné. Le lecteur est sollicité pour combler des manques, créer des liens, compléter des trajets. Fantaisie allemande n'est pas le premier livre où je laisse de l'espace au lecteur. Le livre est à la fois un jeu de piste et un jeu de rôle.
Il se compose de cinq récits, écrits entre 2016 et 2020, deux déjà publiés, trois inédits. Comment avez-vous travaillé sa rédaction ?
Fantaisie allemande est né du constat que l'Histoire est une mécanique à simplifier le complexe. La littérature peut tout se permettre alors que le récit historique, lui, pratique une sorte de bondage de bon aloi pour ne pas déborder. Peu à peu, en écrivant et en retouchant ces textes, je me rendais compte que leur sens profond naissait de leur jointoiement, et que le tout donnait des nouvelles. Sur nous. Sur les faits passés. Sur notre présent.
Pourquoi n'est-il pas « étiqueté » dans un genre littéraire ?
Je suis pour la littérature transgenre ! Les classements, les taxinomies, c'est fait pour les boutiquiers. Robbe-Grillet affirmait avec humour qu'un roman est un texte écrit en langue romane.
En ce cas, Fantaisie allemande est donc un roman.Pourquoi ces Viktor, prénom récurrent pour des personnages différents ?
Différents ? C'est vous qui le dites ! Je suis pour vous un certain Philippe Claudel. Ma femme en connaît un autre. Mon éditeur un troisième. La jeune fille dont j'étais amoureux en classe de 5e un autre encore. Etc. Viktor, c'est cela. Mais sa récurrence est aussi une façon de s'interroger sur la notion de personnage.
Ressentez-vous la tonalité sombre de l'ensemble, où il est question de guerre, de mort, de destructions, de la Shoah, de la vieillesse ? La pandémie de Covid-19 y est-elle pour quelque chose ?
Je pense que les rayonnages des librairies croulent suffisamment sous le poids de livres ineptes dits légers pour qu'on puisse y poser quelques ouvrages qui fassent quelques entailles dans le cerveau du lecteur. La littérature est par essence tragique. Laissons-la vivre ! C'est un espace en voie d'extinction.
Comment avez-vous vécu cette période ? Ne peut-on considérer que vous vivez depuis toujours « confiné » dans votre village natal de Dombasle-sur-Meurthe ?
Comme je passe ma vie depuis dix-sept ans à parcourir le monde pour les traductions de mes livres, les sorties de mes films, les représentations de pièces, le fait de rester à la maison m'a fait un bien fou. Je suis redevenu enfant sous le grand ciel bleu du printemps lorrain.
Est-ce cette origine lorraine qui vous donne une proximité avec l'Allemagne ? Parlez-vous allemand ?
Beaucoup de mes livres se construisent sur la thématique de la frontière. L'Allemagne, la langue allemande - que j'ai apprise et en grande partie oubliée -, l'histoire allemande sont des éléments à la fois familiers pour moi et détestables. L'Allemagne, ses chutes et ses beautés, me tend un miroir dans lequel je peux me voir, non pas tel que je suis mais tel que j'aurais pu être.
Pourquoi avoir donné des titres en allemand, non traduits, à vos cinq récits ?
Cela ouvre vers l'ailleurs, mais c'est aussi pour tracer des pistes de lecture. Un exemple : Irma Grese est le nom du personnage éponyme d'un récit, mais si le lecteur a la curiosité d'entrer ce nom dans un moteur de recherche, il va découvrir une autre Irma Grese, personnage historique, dont le comportement éclairera le récit sous un autre jour.
Pourquoi ce choix de publier votre livre le 23 septembre, à la fin de la rentrée littéraire ?
Je voulais le publier l'an prochain. Mais il y a eu l'épidémie de Covid-19 et ses conséquences dramatiques pour l'économie. J'ai pris la décision dès le début mars, en accord avec mon éditeur, d'avancer la publication et de reverser mes droits d'auteur à une association de libraires.
Vous avez, dans votre carrière, reçu plusieurs grands prix littéraires (Renaudot pour Les âmes grises, en 2003, Goncourt des lycéens pour Le rapport de Brodeck, en 2007), et de nombreuses récompenses décernées par des libraires. Vous entretenez avec cette profession un rapport très étroit. Est-ce la raison pour laquelle les droits de votre livre seront reversés à l'Adelc (Association pour le développement de la librairie de création) ?
Ma reconnaissance pour les libraires et leur travail est infinie. Sans eux, mes textes n'auraient jamais trouvé leurs lecteurs. L'Adelc a pour but d'aider les librairies de création. La plupart des éditeurs en sont les donateurs. L'Adelc soutient financièrement les librairies qui le souhaitent et correspondent à la charte de l'association, sous forme de prises de participation dans le capital ou de prêts.
Vous êtes, depuis 2012, membre de l'Académie Goncourt. N'est-ce pas étonnant, pour un écrivain qui ne fréquente pas le milieu littéraire parisien ?
Je ne vois là aucune contradiction : l'académie est un lieu de travail et de lecture, pas de mondanité.
Quel juré êtes-vous : assidu, travailleur, dilettante ? Pensez-vous y faire œuvre utile ?
Je suis un gros lecteur, et en particulier entre mai et fin août où je parviens à lire une centaine de romans. Nous défendons nos goûts, et ne prétendons détenir aucune vérité. Nous sommes, bénévolement, au service de la littérature. L'honnêteté nous guide. Le temps est révolu où certains éditeurs ou certaines amitiés faisaient ce prix.
Vous réjouissez-vous des derniers jurés élus : Camille Laurens et Pascal Bruckner ?
Absolument ! J'ai depuis toujours une grande admiration pour l'œuvre exigeante et incarnée de Camille, et l'esprit libre de Pascal ainsi que son talent font de lui un camarade qu'il me tarde de mieux connaître au fil de nos rendez-vous.
Comment le prix Goncourt 2020 s'est-il adapté aux circonstances ?
Nous avons décidé de reporter de deux semaines l'établissement de notre première liste, afin de laisser le temps aux éditeurs de nous adresser leurs ouvrages. Et, de ce fait, l'attribution du prix a été décalée au 10 novembre.
Vous êtes également cinéaste et dramaturge. Où en sont toutes ces activités ? Avez-vous vu certains de vos projets reportés, voire annulés ?
Oui, un tournage reporté sine die. Et ma pièce de théâtre, Compromis, avec Pierre Arditi, Michel Leeb et Stéphane Pézerat qui s'est arrêtée au milieu d'une belle tournée. Même chose pour l'adaptation de Guy Cassiers de La petite fille de Monsieur Linh, avec Jérôme Kircher. C'est difficile pour les comédiens, pour les producteurs et les salles. D'autant que cela n'est guère rattrapable.
Quels sont vos projets immédiats ?
Espérer que le prochain livre que je vais lire va m'éblouir ! Et boire un verre de syrah à votre santé. La vie passant, ce cépage me charme de plus en plus. C'est du soleil, de la terre et des sourires aimés que je retrouve en lui.
Fantaisie allemande
STOCK
Tirage: NC
Prix: 18 € ; 120 pages
ISBN: 9782234090491