À quelques encablures de la gare, l'un des cinq tramways illustrés - celui d'Anouk Ricard - attend ses premiers passagers. Une foule s’assemble à l’avant, dominée par une délégation d’élus et d’ambassadeurs, sourires francs et poitrines fières. La toute première inauguration d'une journée, mardi 23 avril, qui restera dans les mémoires comme celle du coup d’envoi des manifestations dédiées à l’année « Strasbourg, capitale mondiale du livre », label décerné par l’Unesco pour la première fois à une ville française.
« À partir d’aujourd’hui, et pour une année, Strasbourg célèbre le livre et promeut l’accès à la culture sous toutes ses formes », a lancé Jeanne Barseghian, maire de Strasbourg, lors la cérémonie d’ouverture au Palais de la musique et des congrès, ajoutant que « plus de 1000 actions » seront données dans le cadre du programme « Lire le Monde ». « Alors que la guerre gronde sur notre continent, que l'intolérance et la peur colonisent les consciences, le livre est un allié précieux. Aux écrivains et aux écrivaines, je dis "nous avons besoin de vous" », a complété l'édile, avant de prononcer un extrait de Moi, Tituba, sorcière, comme un dernier hommage à Maryse Condé, « conteuse magnifique » décédée au début du mois, et qui devait être l’une des marraines de l’événement.
« Le livre est un allié précieux »
Durant près de trois heures, élus, écrivains et artistes se sont ainsi succédés à la tribune – une estrade en forme de livre ouvert - pour raconter ce que tous doivent au livre et à la lecture. Pia Limbs, présidente de l’Eurométropole s’est donc rappelée avoir été « une enfant du bibliobus ». Kamel Daoud, auteur franco-algérien, a qualifié l’écriture d’acte de trahison nécessaire, tandis que Frédéric Bierry, président de la collectivité européenne d’Alsace, s’est réjoui du dynamisme des bibliothèques et a confié être un « adepte des livres d’amour ».
Nombreux ont, également, été ceux inspirés par les mots résonnants de Victor Hugo, fervent défenseur de l’Union européenne, dont le Parlement siège dans la capitale alsacienne. « Il ne faut pas ignorer l’importance de ce que le livre apporte en situation de crise, de moments d’égarement (…) », a de fait rappelé Ernesto Ottone, sous-directeur général pour la culture à l’Unesco, juste avant le transfert de la flamme de la lecture, d'une femme à l'autre. Ainsi, Elisabeth K.T Sackey, maire d’Accra (Ghana), a confié la nouvelle mission à Jeanne Barseghian, la mettant au défi de « faire mieux et plus fort » que la capitale 2023.
Rencontres et confidences
La journée inaugurale s’est poursuivie avec les rencontres d'écrivains venus spécialement pour l’occasion : l’écrivaine portugaise Lidia Jorge, la grande reporter du Monde, Florence Aubenas, les Académiciens Danny Laferrière et Pascal Ory, l’Ukrainien Andreï Kourkov, pour qui « la guerre a rendu impossible d’écrire de la fiction », le Bosniaque Velibor Čolić, hanté par la disparition de la Yougoslavie, ou encore Rachida Brakni, ancienne pensionnaire de la Comédie Française, pour qui le livre a été « un outil d’émancipation ». Plus tard, la Grande Lecture a réuni quelques centaines de personnes place du Château, où lectures et interludes musicaux ont accompagné le déclin du soleil, avant le concert en musique de Nina Bouraoui et Souad Massi, à la Cathédrale Notre-Dame.
Mercredi 24 avril, les festivités littéraires se sont poursuivies sous la bannière des 9ᵉ Rencontres de l’illustration, qui se profileront jusqu’au mois de mai. « Depuis neuf ans, ces rencontres permettent de représenter la richesse et l’abondance créative de l’art illustré », a déclaré Jeanne Barseghian, en introduction de la rétrospective dédiée à la Québécoise Julie Doucet, « une des artistes contemporaines les plus influentes de la BD alternative », au Musée Tomi Ungerer. « Ce projet, porté par treize médiathèques, les musées, l’association Central Vapeur, la Haute école des arts du Rhin (HEAR) permet de faire dialoguer des figures historiques de l’illustration à Strasbourg, comme Gustave Doré, mais aussi de mettre en valeur une jeune création dynamique », a-t-elle poursuivi.
Richesse artistique et abondance créative
À la médiathèque André Malraux, le travail de Fanette Mellier et Betty Bone, anciennes diplômées de l’HEAR, a été réuni dans l’exposition « Entre les pages », tandis que la médiathèque Neudorf a accueilli celui de Jérémie Fischer, ancien des Arts décoratifs dont l’œuvre a conquis par-delà le territoire national. Au 5ᵉ lieu, Violaine Leroy, illustratrice strasbourgeoise et membre du collectif les Rhubarbus, s’est amusée à dépeindre des « Terrains de jeux » aussi colorés qu’impraticables. Dans le cadre du festival Central Vapeur, qui a placé sa 14ᵉ édition sous la thématique des « Méditerranée(s) », l’artiste a également dialogué avec la Libanaise Raphaëlle Macaron. Un échange dans lequel s’est inévitablement imposé, la question de la guerre et du conflit, « notamment pour Raphaël, dont les parents sont à Beyrouth », a expliqué Fabien Texier, directeur du festival.
Au total, ce ne sont pas moins de seize expositions qui constituent la programmation de la manifestation. Parmi elles, « La Nature de la mémoire » de l’Espagnol Jesus Cisneros, « La revanche des bibliothécaires » de Tom Gauld au Studium ou encore « La mer à boire » de Blutch au cinéma le Cosmos. Pour les adeptes de la flânerie, les vingt affiches presque publicitaires des Libanaises Nouf Hifaoui et Karen Keyroux, ont essaimé le long du Quai des Bateliers. « La Grande Coïncidence » des éditions 2024 s’est quant à elle installée au-devant du Palais Rohan, où vieux objets, planches rétro et livres de SF forment un joyeux bazar. Et surtout, constituent l’unique trace résiduelle de l’existence de la maison et de son époque, exhumée par une civilisation tout droit venue de l’an 20124.
En fin d’après-midi, la place du Château a été le théâtre de plusieurs dynamiques. L’arrivée du cortège bariolé des Micronations a d’abord été troublé par la tenue d’une manifestation ukrainienne, tandis que les discours d’inauguration ont été partiellement couverts par les voix d’étudiants de l’HEAR, en lutte contre la suppression de postes d’enseignants et la réduction du budget dédié aux écoles d’arts. Mais ni les contestataires ni le froid ne sont venus à bout d’Anne Mistler, adjointe en charge des arts et de la culture, qui a, à son tour, donné le coup d’envoi officiel des Rencontres, « fête dont nous mesurons à chaque édition l’excellence des créations », appelant le public à investir tous les lieux de culture et à se saisir du livre, sous toutes ses formes.