En quinze ans, tout a changé. Loin des univers aseptisés, des lumières et des mises en scène appuyées, des matières trafiquées et des couleurs saturées, la photographie culinaire est sortie des studios pour retrouver la lumière naturelle et investir les cuisines. Un mouvement engendré par l’allégement du matériel, passé de l’argentique au numérique, par l’influence des photographes étrangers - anglo-saxons et australiens dans les années 2000 puis nordiques aujourd’hui -, et par la transformation des attentes liées aux livres de cuisine, notamment des beaux livres de chef. "Leur forte médiatisation a conduit le lecteur à vouloir découvrir l’envers du décor, à pénétrer dans le sacro-saint, analyse Georges Riu, directeur artistique pour Glénat notamment. Les chefs eux-mêmes ont voulu montrer d’autres facettes, raconter une histoire, donner une ambiance, ce qui a donné une esthétique différente aux ouvrages."
L’iconographie culinaire s’est donc éloignée des artifices pour retrouver une spontanéité, quelque chose de l’ordre du naturel, voire un aspect reportage. Un mouvement qui s’accompagne du retour en cuisine du produit sain et d’excellence. "On ne triche plus dans ce que l’on donne à voir", confirme Eric Fénot. Le cofondateur de la revue 180 °C et des éditions Thermostat 6 invoque même la "simplexité" pour décrire la tendance actuelle. Venu des neurosciences, le néologisme évoque l’art de rendre simple, lisible, compréhensible quelque chose de complexe.
Se rapprocher du réel
Ce processus n’élimine pas toute forme d’esthétisation. Donner l’eau à la bouche uniquement par l’œil, arriver à retranscrire par l’image une expérience qui passe par le palais, établir l’équilibre entre le visuel et le goût, le rôle des photographes de cuisine s’apparente à un "travail d’orfèvre, d’équilibriste", confirme Franck Juery, photographe de L’assiette sauvage de Jean Sulpice (Cherche Midi, 2015). Pour parvenir à ce résultat, ils jouent des textures, des couleurs, du cru et du cuit, ajoutent à la recette des objets de stylisme tels les contenants, les fonds ou les couverts, voire retouchent. Philippe Vaurès Santamaria, à la manœuvre depuis de nombreuses années et auteur notamment des photos très picturales du livre de Rémi Chambard Les étangs de Corot, paru chez Glénat en mai, peut y passer "trois fois plus de temps que pour prendre la photo". Le photographe détaille : "J’arrondis les sauces, je gomme les défauts de cuisson, je traque les aspects ternes." Travaillant davantage dans "l’instantané", Nathalie Nannini n’en cherche pas moins, dans ses présentations, "une harmonie, une fusion visuelle entre les ingrédients, les textures et les couleurs de la recette". "C’est un jeu avec le chef, une sorte de réinterprétation visuelle de la recette", explique l’artiste, qui a conçu les clichés d’Herbes de Régis Marcon, publié ce mois-ci par La Martinière.
Prenant l’exact contre-pied de cette tendance, le photographe et chef Jean-François Mallet a voulu, avec Simplissime, vraiment se "rapprocher du réel". "Dans un livre de cuisine, la photo est primordiale. C’est elle qui donne envie soit de refaire le plat, soit d’y tremper sa cuillère." Partant de ce constat, il a conçu pour son ouvrage une "iconographie rassurante. Assiettes blanches sur fond blanc, gammes de couleurs identiques pour les ingrédients et les plats finis, l’ensemble indique qu’il n’y a pas de pirouette et que les gens auront un résultat semblable chez eux." Travaillées en studio sous une lumière faussement naturelle, "sans aucune retouche et sans tricherie", assure Jean-François Mallet, les photos de Simplissime tracent-elles une nouvelle voie ?