Dans une plaine éclairée par la lune se découpe le profil d'un homme à cheval. Il porte une coiffe de plumes, un arc et des flèches en bandoulière. Deux scénarios possibles pour la suite de l'histoire : en bête assoiffée de sang, il vous scalpe sans ménagement ou bien, en bon sauvage, il vous offre de fumer le calumet de la paix. C'est cette image-là, folklorique et fantasmée, ancrée dans la mémoire populaire, véhiculée par les écrits des pionniers et les westerns, que Francis Geffard tente depuis vingt ans de nuancer dans la collection "Terre indienne" qu'il dirige chez Albin Michel, où il est directeur littéraire du département étranger. Pour cela, l'ancien libraire (il reste P-DG de la librairie Millepages, à Vincennes) voyage depuis trente ans de l'autre côté de l'Atlantique, arpentant une Amérique "à l'écart des chemins" à la rencontre des Indiens.
Vide éditorial
Au début des années 1990, après plusieurs immersions dans des réserves indiennes, Francis Geffard, qui est aussi le fondateur du festival America, constate "un vide éditorial, littéraire et objectif" sur le sujet en France. A l'époque, seules la collection "Nuage rouge", créée par le libraire Olivier Delavault au Rocher en 1990, et les éditions du Mail consacrent leur production aux Indiens d'Amérique du Nord. Francis Geffard lance donc en 1992 "Terre indienne", une collection de témoignages, d'ouvrages d'histoire, de documents, de traités d'ethnologie et de contes. Non sans mal. "Quand on s'intéresse aux Indiens, on vous regarde comme un gentil taré, un gamin attardé qui fait youou avec la main devant la bouche et des plumes dans les cheveux, note-t-il avec humour. Je souhaitais publier des livres qui permettent de comprendre des modes de vie, des croyances, mais surtout faire entrer les Indiens dans le cercle contemporain, en montrant qu'ils n'appartiennent pas seulement au passé."
Depuis, Francis Geffard publie environ deux titres par an en s'attachant à faire vivre le fonds. En vingt ans, la collection a évolué. Les couvertures sont plus dans la retenue, "avec moins de plumes" même si l'éditeur estime que "la ligne idéologique n'a pas varié d'un iota". "Terre indienne" compte aujourd'hui une cinquantaine de titres dont Les Indiens d'Amérique du Nord, le classique de George Catlin, ou encore une des plus complètes biographies de Sitting Bull par Robert M. Utley. Le prochain livre à paraître en avril, L'empire de la lune d'été de S. C. Gwynne, qui s'intéresse à la chute de la nation comanche, est déjà un best-seller outre-Atlantique où il s'est écoulé à 300 000 exemplaires, et ses droits cinématographiques ont été acquis par Ridley Scott (voir encadré).
Avec "Terre indienne", Francis Geffard donne à lire l'autre histoire du Nouveau Continent, qui s'écrit avec les minorités depuis peu. Avant 1968, à peine une demi-douzaine d'auteurs amérindiens avaient publié des livres aux Etats-Unis. "Pendant très longtemps, comme en Europe d'ailleurs, la seule littérature disponible sur les peuples indiens était d'ordre anthropologique ou ethnologique. Ces essais, grammaires et dictionnaires sont fondateurs : ils ont permis aux Indiens de reconstruire un passé révolu et de s'approprier ce qu'on leur avait volé." Dans les années 1960, à la suite du mouvement de lutte pour les droits civiques, alors que se développe le mouvement de la "renaissance indienne", de nouvelles voix s'élèvent dans le paysage littéraire. "Pendant des siècles, les Indiens ont été plongés dans un coma profond, défaits militairement, affamés, déplacés, assimilés. Ils sont progressivement sortis d'une longue amnésie provoquée par des siècles d'acculturation, avant de commencer à s'exprimer à plus grande échelle", décrit l'éditeur.
Ouvrage de référence publié en 1971, Enterre mon coeur à Wounded Knee de Dee Brown a fait à l'époque l'effet d'une bombe. En revisitant l'histoire de l'Amérique, il a ouvert le chemin à une génération d'écrivains indiens. Publié en France chez Stock en 1973, puis réédité chez Albin Michel en 2009, ce texte fait écho à ceux de James Welch et Sherman Alexie, que Francis Geffard publie dans "Terres d'Amérique", l'autre collection qu'il dirige dans la même maison.
Le travail de défrichage que Francis Geffard réalise depuis vingt ans a donné aux écrivains indiens une meilleure visibilité en France, où les éditeurs ont commencé à s'intéresser à leur discours. En 2010, Olivier Delavault, créateur de "Nuage rouge" et directeur de "Terres étrangères" au Rocher, crée les éditions OD, consacrées à la littérature amérindienne, qui publient le 15 mai L'aigle foudroyé : Sitting Bull de Stanley Vestal. De son côté, Anacharsis s'est lancé sur le segment il y a deux ans, avec la collection de récits "Au plus proche du Far West", qui revisite les mythes fondateurs. La maison vient aussi de créer une "Nouvelle histoire de l'Est", qui accueillera des essais de la mouvance du Middle Ground (1). Le prochain titre, L'empire comanche, paraît en mai. 2012 sera décidément l'année des écrivains indiens, avec la publication d'une améridienne chez Sabine Wespieser en septembre, après celle de Du sang dans les plumes, un bouleversant recueil de nouvelles à forte teneur autobiographique écrit par Joel Williams, un Indien Shoshone-Paiute contemporain, en mai chez 13e Note.
Cette production trouve un écho favorable auprès du public. Pour réaliser que l'engouement dépasse la fascination pour l'exotisme, "il suffit de constater la popularité de l'arrière-petit-fils de Geronimo quand il se déplace en France, le succès des expositions du musée du Quai Branly à Paris, ou encore d'émissions de télévision comme "Rendez-vous en terre inconnue chez les Indiens", observe Francis Geffard. De nos jours, la littérature indienne s'inscrit dans une époque où les gens sont nostalgiques et tentent de renouer le lien avec la terre, la communauté, l'autre. Elle nous parle de l'appartenance à un lieu, de l'identité nationale, d'identité tout court". (1) Concept élaboré par Richard White qui intègre les nations indiennes dans le mythe fondateur des Etats-Unis d'Amérique.