Chaque rentrée littéraire en apporte la preuve : de plus en plus, les Français lisent québécois. Lauréat du prix Sade en 2019 pour le très crû Querelle : fiction syndicale (Le Nouvel Attila, 6 600 ex. vendus), Kevin Lambert est désormais en lice pour le prix Médicis 2021 avec Tu aimeras ce que tu as tué (Le Nouvel Attila) qui se déroule dans un Chicoutimi hanté par des fantômes d'enfants. Marie-Claire Blais, qui nous emmène dans le sud des États-Unis avec Petites Cendres ou la capture (Seuil), est quant à elle retenue pour le Prix Wepler 2021 qui distingue des œuvres prenant le risque d'une langue neuve.
Ce risque, ces prises de liberté dans la langue, expliquent en grande partie l'attrait pour les plumes de l'Ouest. « La périphérie au sens large, que ce soit la Belgique, l'Afrique, ou le Québec, est plus fondée à surprendre au niveau de la langue car les auteurs de ces régions vivent aux confluents de plusieurs zones linguistiques ce qui produit, comme dans une zone sismique, une perturbation que nous, éditeurs, aimons entretenir », estime Benoît Virot, fondateur du Nouvel Attila.
Amitiés littéraires
Une richesse linguistique nourrie par une myriade d'auteurs francophones venus d'ailleurs. Si la littérature québécoise a séduit la France dans les années 1960-1970 avec Réjean Ducharme, Anne Hébert, ou encore Michel Tremblay qui soulevaient la question de l'identité québécoise, son image s'est en effet transformée dès les années 1980 : le public découvre alors un corpus littéraire dense, hétéroclite, reflet d'un Québec résolument cosmopolite où paraît, en 1985, Comment faire l'amour avec un Nègre sans se fatiguer, de l'écrivain d'origine haïtienne Dany Laferrière.
De nos jours, auteurs et éditeurs québécois ne recherchent plus nécessairement la reconnaissance de la mère patrie, mais aspirent à un dialogue sans barrière avec les espaces littéraires français, ainsi qu'à une reconnaissance internationale dont l'Hexagone n'est qu'une étape. Ce nouvel équilibre doit beaucoup aux éditeurs indépendants d'une même génération qui ont noué, pour certains, des amitiés littéraires fécondes.
« Au départ, L'Oie de Cravan (éditeur de poésie, N.D.L.R.) m'a présenté des libraires et des éditeurs comme Alto, Le Quartanier... », retrace Benoît Virot qui collabore aussi avec Héliotrope. « Il y a au Québec un vent favorable pour les jeunes maisons qui n'est pas si manifeste en France. Elles sont là-bas des éditeurs de premier choix et reçoivent beaucoup plus de manuscrits que nous », poursuit l'éditeur parisien.
Les voix qui murmurent
« La nouvelle vague de maisons nées dans les années 2000 a réussi à faire de la littérature québécoise une littérature nationale très forte, c'est notre rôle à présent de la démocratiser et de la faire circuler de manière décomplexée », analyse pour sa part Simon Philippe Turcot, directeur général de La Peuplade qui réalise la moitié de ses ventes en Europe. Depuis 2018, la maison fait en effet partie des éditeurs québécois, encore minoritaires, à s'être lancés dans une diffusion-distribution directe de leur catalogue. On y trouve des textes québécois, certes, mais aussi scandinaves - comme les fictions pour adultes de Tove Jansson - et bientôt roumains. L'un de ses plus grands succès, Ténèbre (2020), est par ailleurs signé du Français Paul Kawczak.
Diversité et authenticité des voix, tel est aussi le credo de Mémoire d'encrier, diffusé en Europe par Harmonia Mundi depuis janvier 2020. « Depuis des siècles, ce sont les mêmes gens qui parlent : dans une perspective décoloniale, nous amenons des voix qu'on écoute très peu, des voix qui murmurent », affirme l'écrivain Rodney Saint-Éloi, fondateur en 2003 de cette maison qui publie des voix québécoises, autochtones, antillaises, arabes, africaines... « La littérature des Premières Nations est très en demande chez les libraires, mais c'est encore un pari audacieux », souligne Sophie Barthélémy, représentante de Mémoire d'encrier en France, citant notamment les écrivaines innues Joséphine Bacon et Naomi Fontaine.
À l'autre bout du spectre idéologique, l'éditorialiste conservateur Mathieu Bock-Côté, pourfendeur du multiculturalisme, de l'immigration et du mouvement woke, a écoulé près de 9 000 exemplaires de La révolution racialiste, paru aux Presses de la cité en avril 2021. Des chiffres qui pourraient s'envoler à l'heure où l'essayiste, nouvelle coqueluche de CNews, fait grimper les audiences le samedi soir avec son émission « Il faut en parler ».
Séduire, sans renoncer
Cet engouement généralisé pour la Belle Province se traduit par une montée en flèche des ventes de droits. Le Mot et le reste, qui publie des auteurs québécois depuis 2020 comme Élise Turcotte (L'apparition du chevreuil), Gabrielle Filteau-Chiba (Encabanée) ou encore André Marois (Bienvenue à Meurtreville) a ainsi acquis en l'espace d'un an les droits d'une quinzaine de titres. « On fait parfois des suggestions aux auteurs pour adapter légèrement le texte, notamment pour les polars qui demandent une grande fluidité », indique Yves Jolivet, le directeur de la maison. Chez Payot, qui a publié en octobre la version poche du Boys Club de Martine Delvaux, un essai féministe tiré à 4 000 exemplaires, le texte a été aménagé « pas tant pour la langue, malgré quelques québécismes à expurger, mais pour adapter tout un lot d'exemples très nord-américains voire montréalais », détaille l'éditeur Renaud Paquette, lui-même québécois.
Mais désormais, c'est bien souvent le même texte qui est diffusé des deux côtés de l'Atlantique. « On ne veut pas adapter, on veut rester ce qu'on est », résume Rodney Saint-Éloi. À l'heure où les déplacements reprennent, laissant entrevoir des tournées françaises pour nombre d'auteurs du Québec, l'éditeur et poète se veut optimiste : « On est en train de séduire Paris, et quand je dis on, c'est un ensemble d'éditeurs québécois, c'est un regard sur le monde qui est autre ».