Marseille, dimanche 30 juin 2019, Rencontres nationales de la librairie. La petite salle du Palais du Pharo qui accueille la table ronde consacrée à l'écologie du livre est comble. L'intérêt des libraires venus débattre des labels et de la traçabilité est manifeste et les débats sont vifs. Motivés par une prise de conscience individuelle et sociétale renforcée par la sensibilité accrue de leur clientèle, et notamment des jeunes adultes, sur ces sujets, ils sont venus chercher des réponses. « Nous sentons une très forte attente sur ces sujets dans la profession, confirme Eric Dumas, dirigeant des Lettres vives, à Avignon, et président de l'association des Libraires du Sud. Nous sommes confrontés à une contradiction de plus en plus difficilement soutenable. Nous sommes partie prenante d'une industrie qui gaspille énormément et ne se montre pas très vertueuse alors qu'elle produit et vend des livres qui prônent tout l'inverse. »
Se sentant peu soutenus par les autres maillons de la chaîne du livre, les libraires œuvrent donc à l'échelle de leur magasin, à la recherche de solutions pour réduire cette incohérence. Du simple geste écologique devenu quasiment banal, comme le tri des déchets ou le recyclage des cartons, à une démarche réfléchie appliquée à l'ensemble de l'entreprise, les initiatives sont multiples et variées, à l'image de Maupetit. Depuis longtemps, la librairie marseillaise utilise des produits d'entretien respectueux de la planète et des essuie-mains, toutefois relégués dans les placards depuis le premier confinement. Elle a aussi fait disparaître les sacs en plastique et ne propose plus systématiquement d'emballages en caisse. Chez Les lisières, à Villeneuve-d'Ascq et à Croix comme à la Gozette à Montluçon, les papiers cadeaux sont remplacés par des pochettes en tissu ou en papier peint recyclé, fabriquées par les libraires. « Conçus au départ dans une préoccupation écologie, parce que c'est ma manière de vivre, ces emballages sont devenus une marque de fabrique de la librairie. Certains clients en font même la collection », se réjouit Virginie Ansel. La créatrice de la Gozette récupère également affiches des éditeurs, de concerts ou de lieux artistiques pour élargir sa palette.
La généralisation des leds
Côté aménagement, bon nombre de libraires choisissent des solutions économes en énergie lorsqu'il s'agit de remplacer chauffage, climatisation ou huisseries. Du côté de l'éclairage, la généralisation des leds est manifeste, comme à la Galerne, au Havre, qui a opté pour cette solution sur ses 1 300 m2 de surface commerciale. Les dossiers traités par le Centre national du livre (CNL) dans le cadre de l'aide à modernisation des librairies issue du plan de relance voté par le gouvernement cet été témoignent de l'installation de cette tendance. « La dimension environnementale dans les projets de rénovation est motivée par la volonté de réaliser des économies de charges et d'assurer un meilleur confort aux équipes comme aux clients », analyse Olivier Couderc, chargé de communication du CNL.
Privilégier la récupération ou le chinage pour meubler ou décorer sa librairie allie également recherche d'économies et démarche militante. Virginie Ansel et Emmanuelle Andrieux, du Vent Délire, à Capbreton, limitent au maximum l'entrée de produits neufs, tout comme Emily Vanhée, des Lisières, qui a réussi à se passer de l'achat de papier en réutilisant les feuilles qu'elle reçoit. En revanche, faire appel à des circuits courts, que ce soit pour la construction du mobilier ou l'approvisionnement des espaces café, relève uniquement de la conviction personnelle. A la Librairie des Bauges, à Albertville, comme chez Livres in room, à Saint-Pol-de-Léon, les produits servis, pâtisseries ou plats du jour et jusqu'aux boissons, proviennent tous de producteurs locaux voire bio. Une politique qui se trouve, selon Emmanuelle Andrieux, « au cœur de l'action. Être écologique, ce n'est pas seulement agir dans sa structure mais considérer et se positionner sur son territoire. »
Mais, pour Virginie Ansel, « le principal geste écologique qu'un libraire puisse faire reste encore de limiter les retours ». Livrée une fois par semaine pour les nouveautés et le réassort, la propriétaire de la Gozette renvoie ses invendus une fois tous les deux mois. Prônée de longue date en librairie pour des raisons comptables et financières, la pratique se teinte désormais d'une couleur écologique. « Jouer sur les flux a des conséquences économiques sur le bilan d'une librairie mais aussi sur le transport et jusqu'au pilon », plaide Damien Bouticourt. Pour les mêmes raisons, le directeur de Maupetit refuse les PLV et les box inutiles provenant des fournisseurs. Emmanuelle Andrieux va encore plus loin. Elle refuse toutes opérations commerciales qui utilisent des emballages plastiques en particulier quand elles viennent d'éditeurs spécialisés en nature et en écologie. Très active, la libraire a d'ailleurs mis la totalité du Vent délire à l'heure écologique. Ses ordinateurs sont programmés pour s'éteindre après les sauvegardes et son électricité est fournie par Enercoop. Elle a supprimé ses poubelles grâce à la mise en place d'un compost et à la collecte de ses déchets par une entreprise solidaire et sociale locale, Api'up. Fournisseurs de bureau et de papeterie sont retenus en fonction de critères environnementaux. « Les actes de résistance sont possibles à tous les niveaux », martèle la libraire qui travaille avec l'association des libraires en Nouvelle-Aquitaine pour créer une charte des bonnes pratiques à l'échelle régionale.
Des exigences sur le transport
Si pertinentes et inventives qu'elles soient, ces actions relèvent toutefois plus de l'initiative individuelle que d'une politique mutualisée ou de filière. « Sur ce chemin du développement durable appliqué à la profession, voire à l'interprofession, il y a encore beaucoup à faire », témoigne Frédérique Massot. Pour faire avancer les débats, la directrice de la Rose des vents, à Dreux, a pris la présidence de la nouvelle commission Environnement et développement durable du Syndicat de la librairie française (SLF) qui espère proposer en 2021 une batterie d'actions à destination des libraires mais aussi à négocier avec l'interprofession (voir encadré). « Nous avons plein de choses à imaginer ensemble », plaide Frédérique Massot. Une opinion partagée par Nathalie Deleval. Pour la chef du département livre au Furet du Nord, « il est temps de se mettre ensemble, y compris les enseignes, pour challenger des distributeurs et avoir des exigences sur le transport et le colisage. »
Au-delà de ces problématiques, les libraires demandent également une meilleure information sur la fabrication des livres. « Impression, origine du papier, labels flous, empreinte carbone... Il y a encore beaucoup trop de zones d'ombre chez la grande majorité des éditeurs et distributeurs, ce qui empêche le libraire de faire un choix réfléchi au moment de la commande », estime Anaïs Massola. La propriétaire du Rideau rouge à Paris et membre de la commission environnement du SLF milite également pour une réflexion globale sur la surproduction. Ces deux combats constituent le cœur de l'association qu'elle a cocréée en 2019 avec une vingtaine de professionnels, Ecologie du livre, et qui se fixe pour objectif « d'enclencher une stratégie systémique. La chaîne du livre arrive au bout d'un cycle. Pour entrer dans un fonctionnement différent, elle a besoin d'interdépendance, une notion hautement écologique », argue la libraire. Une position que certains sont d'ores et déjà prêts à relayer en région.