Sic transit gloria mundi. Qui se souvient de Jerzy Kosinski ? Ce gamin polonais rescapé du massacre, réinventé au coeur des années 1970 en grand écrivain américain. Ses visions de cauchemar véhiculées dans des romans baroques et fascinants comme Des pas ou L'oiseau bariolé, mauvais trips, crachats au visage d'un pays puritain, furent accueillies comme autant d'épiphanies et lui valurent une célébrité sans pareille : "une" du New York Times, présentation (avec d'autres) de la cérémonie des Oscars, amitiés très médiatiques avec les grands de ce monde, d'Henry Kissinger à Warren Beatty ou Roman Polanski. Sa chute, quand on révéla qu'il n'aurait peut-être pas écrit seul la plupart de ses livres, fut aussi brutale que l'avait été son ascension. Et son suicide, le 3 mai 1991, acheva de recouvrir d'une chape d'oubli injuste le souvenir de l'homme et de son oeuvre, pourtant tous deux également fascinants.
Si un procès en révision du "cas Kosinski" semble en effet souhaitable, destiné à l'extraire du purgatoire qui est le sien depuis vingt ans (pour ce qui est de l'enfer, il serait mal élevé de l'en priver si on considère qu'il s'agit de son biotope naturel), il faut pour l'instruire un homme, un écrivain, que n'affolent ni les gouffres ni la noirceur des mauvais rêves. De ce point de vue, Jerzy Kosinski ne pouvait imaginer meilleur avocat que Jerome Charyn.
Depuis toujours, 70 ans et une soixantaine de livres, Charyn a compris que le rêve américain est un roman au dénouement tragique. Ce qui était vrai dans son oeuvre de Marilyn, d'Hemingway, ce qui le sera de Joe DiMaggio (auquel il a consacré un livre qui s'annonce comme l'un des futurs sommets de l'oeuvre), l'est avec peut-être plus de force encore, avec ce dingue au grand coeur de Jerzy Kosinski et la bande de "freaks" qui lui tenait compagnie. En s'éloignant des rivages du biographique pour demeurer campé sur ceux du romanesque, Charyn a tout compris. Le roman seul, genre impur par excellence, pouvait porter témoignage de la profusion foutraque de son héros. Et aussi, et surtout peut-être, de son époque. Deux narrateurs nous accompagnent tout au long de ce livre ivre. Tout d'abord, un homme de main qui pourrait être de compagnie, petit-fils d'un célèbre boxeur des bas-fonds londoniens, qui va s'attacher aux services du génial comédien Peter Sellers (dont on se souvient que le plus grand rôle dans l'admirable Bienvenue Mr Chance de Hal Ashby était une adaptation d'un roman de Kosinski), puis de Jerzy Kosinski lui-même. Ensuite, Svetlana Allilouïeva, la fille de Staline, réfugiée aux Etats-Unis sous le nom de Lana Peters et entamant avec l'écrivain une liaison aussi orageuse que platonique. Bienvenue à bord de la nef des fous, donc, où l'on pourra croiser le souvenir de Stan Laurel, d'une princesse Margaret passablement nymphomane, d'un tout petit monde, perpétuellement au bord de la crise de nerfs, toujours gai et volontiers mélancolique, et dont Jerzy Kosinski sera à la fois le montreur d'ombres, le monsieur Loyal et l'amuseur. Charyn, quant à lui, orchestre ce pandémonium avec une maestria à nulle autre semblable. Après Carrère et son Limonov, Charyn et son Kosinski, la littérature ses temps-ci a pris ces quartiers d'automne chez les agités du bocal. Et elle s'en porte à merveille...