Dans la vraie vie, la primo-romancière Bénédicte Belpois est sage-femme. Et sa connaissance de terrain de la mécanique primitive des corps embrase ce roman charnel situé dans la verte campagne galicienne, près de Lugo. Suiza est une histoire de sexe et d'instincts, d'amour sauvage et de rédemption. Elle commence avec un rapt et un viol, et finit comme un drame romantique, mais, en chemin, offre à deux personnages, un autochtone rustique et une étrangère innocente, un chemin d'apprivoisement et de salut.
Dans un village du centre de cette province à l'extrémité occidentale de l'Europe, Tomas est un riche agriculteur à la tête d'une vaste propriété dont il s'occupe, secondé par un vieil ouvrier. Handicapé du côté des sentiments, mal dégrossi, il vit à presque 40 ans en vieux garçon depuis la mort de sa femme seize ans plus tôt. On vient de lui diagnostiquer un cancer des poumons quand il croise au bar du coin, où il a ses habitudes, la nouvelle serveuse, une jeune femme qui ne parle pas espagnol, trouvée dormant dehors par une villageoise et baptisée Suiza, la rumeur prétendant qu'elle vient de Suisse. Sa rousseur, ses « gros yeux un peu plats », très bleus, sa peau très blanche et ses gestes lents éveillent dans l'instant chez l'homme longtemps frustré de viscérales pulsions de prédateur.
C'est lui qui raconte comment « ça lui ai tombé dessus ». Parfois, plus rarement, son récit à elle s'intercale, éclairant ce qu'elle a laissé derrière elle qui a fui un foyer à des centaines de kilomètres de là avec l'obsession de voir la mer. Suiza, la fille un peu simple « tombée de nulle part », que la plupart jugent « bête comme une oie », a tous les attributs d'une proie sans défense, et son corps jeune et pâle excite la convoitise de tous les mâles du canton. L'attraction scandaleuse, dérangeante qu'elle suscite va chavirer la vie de Tomas et de cette communauté rurale. Sa façon de subir la violence sans se plaindre, sans se défendre, sans se révolter devient une puissance de l'inertie, de l'acceptation, du consentement. Dans sa passivité, son indolence sensuelle, sa joie enfantine, son réflexe de remercier sans cesse, Suiza se révèle impossible à asservir totalement. Et le désir animal de possession qu'elle suscite chez Tomas se transforme en paradoxale protection qu'il lui offre. Le plus soumis des deux est-il celui qu'on croit ? De l'érotisme bestial au remords, de la peur de la perte à la fierté de la conquête - « J'oscillais entre tendresse et barbarie, partage et solitude, honte et extase » -, le paysan aux élans rustres découvre des émois et des gestes enfouis sous la brutalité. Il trouve une force nouvelle dans la faiblesse apparente de cette femme « qui fait rentrer la vie dans la maison ». Ces deux sevrés d'attentions s'enseignent ainsi mutuellement une façon d'aimer. Entre l'homme malade et la fille qui voulait voir la mer se noue un lien ambigu mais puissant et vrai. Comme dit la vieille et perspicace Josefina : « Tu as trouvé cette Suiza, c'est ta chance, elle aussi est une figue de barbarie pleine d'épines au cœur sucré et doux. Les manques lui ont fait une fragilité d'œuf, alors qu'ils t'ont donné une carapace de tortue. Elle seule sait te l'enlever sans t'arracher la peau, toi seul sais la protéger comme elle le souhaite, sans la casser. »
Suiza
Gallimard
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 20 euros ; 256 p.
ISBN: 9782072825729