« Ceux qui partent sont toujours de braves types », remarquait Bernanos. A peine François Nourissier avait-il annoncé qu’il renonçait au jury Goncourt pour cause de mauvaise santé et de grand âge, qu’il s’est découvert une cohorte d’onctueux amis et d’empressés laudateurs. Connut-on, dans la presse, tel assaut de bilans prématurés depuis que Georges Marchais, en janvier 1994, quitta le secrétariat général du Parti ? Le Parti, plus encore, en rajouta. Divine surprise Jojo s’en va. Et ce fut Robert Hue. Mais ne digressons pas. Revenons à Nourissier. Le voici au plus haut des cieux. C’est l’astre du Parnasse. Le chœur des muses retentit – ou plutôt le chœur des musagètes : car l’exercice de la plainte émue, le chant du planctus Nutricione , reste, pour l’heure, un exercice essentiellement quinquagénaire. Et masculin. On croirait des candidatures. Ne nous quitte pas François, ne nous quitte pas. Mais, puisque tu nous quittes, ah ! que nous aimerions prendre ton « couvert » chez Drouant ! Opéra-bouffe Cette surenchère d’éloges m’évoque un passage de l’ Etoile , excellent opéra-bouffe de Chabrier. L’Opéra-Comique l’a redonné, voici quelques semaines. Les courtisans viennent d’apprendre qu’un coup fatal pourrait bien emporter Ouf I er , leur roi, qu’ils flattent et cirepompent depuis des années. Ils se réunissent, la mine pathétique, émue. Ils chantent, la main sur le cœur : Ma foi, ça nous est bien égal ! Mais néanmoins, Faisons un compliment banal, Ainsi le veut la politesse : C’est un malheur, un grand malheur ! Un épouvantable malheur ! …. pouvantable ! …. pouvantable ! … pouvantable ! Dieu, qu’il serait joli d’être juré … Cher François, nous voilà ! Tu nous as redonné l’espérance ! Tous prêts. Toujours prêts à reprendre le beurre, et l’argent du beurre, et chanter le sourire des crémières Goncourt, et celui des crémiers Goncourt, et celui de nos chers grands éditeurs goncouro-compatibles. Tu es sublime François, tu écris comme Vauvenargues, La Rochefoucauld, Georges Duhamel et Paul Bourget réunis. On serait si contents d’être bientôt de capricants quinquas, sûrs d’avoir tiré le gros lot : trente ans de rente, pour peu qu’on ait ta place. Nous mignoterons de la littérature frrrrançââiise, saupoudrée de petits trucs à la Fitzgerald ou de n’importe quoi d’un petit peu déhanché, d’un petit peu New York, parce qu’on est plus modernes que toi, tout de même. Et prêts à nous servir dans la soupière, comme les sortants, avec une très longue cuillère – la cuillère de la mo-der-ni-sa-tion du Goncourt. Faire de l’ancien avec du neuf, on le fait depuis nos 20 ans. Et pour nos 80 ans, on a le temps. D’ici là, on trouvera de moins en moins de jeunes. Avec un peu de chance, nous on ne partira pas comme tu le fais. Il n’y aura plus de quinquas, ni de quadras. On les aura tous éliminés sauf les précocement vieux dans notre genre, les vieux jeunes plan-plan. Même qu’un jour on s’ouvrirait à Tony Blair et Henri Guaino, tellement qu’on mo-der-nise ! Souvenir, souvenir Cette louange à François impose aux rusés flatteurs d’en faire plus. Non seulement célébrer son talent d’influence et sa prodigieuse intuition de juré, mais y aller sans complexe. Le grand auteur. L’œuvre. Le style. Coup de louche supplémentaire. Je me contenterai donc d’un souvenir concernant le journaliste. C’était au début 1970. J’avais 17 ans. Je lisais beaucoup, disposant par chance d’une excellente bibliothèque ancienne, moderne et contemporaine constituée par mon père. Celle-ci comprenait, parmi bien d’autres, Marguerite Duras, Claude Simon, Nathalie Sarraute. Pas si mal pour l’époque. Cela ne m’empêchait pas de guetter dans les journaux les nouveaux venus. Voici qu’un long et bel article annonce qu’une jeune fille de mon âge vient de publier son premier roman. Son style, dit le journal, approche en perfection celui de Julien Gracq. Une jeune fille de mon âge égale à Julien Gracq ! J’achète tout de suite le livre. Je ne donnerai pas le titre, ni le nom de l’auteur, ni celui de l’éditeur parce que cette Gracque présumée n’a publié – quarante ans plus tard – que quatre autres livres, inaperçus, dont il n’y a pas lieu de médire. Elle n’est en rien responsable de l’éloge extravagant fait par un critique dont j’ignorais alors tout, si ce n’est qu’il publiait dans un grand journal. En conséquence : ce qu’il affirmait ne se discutait pas. Le livre de Mlle Dupont était chlorotique, évanescent. Je n’en ai alors pas déduit qu’il était faible. Si le journal disait que c’était du Gracq et si je n’y trouvais rien de Gracq, c’est que j’avais tort. C’est que je n’étais pas fait pour lire les nouveautés. Que j’étais incapable de comprendre les écrivains de ma génération. Il ne me restait plus qu’à reprendre indéfiniment la bibliothèque familiale, sans chercher à découvrir ce que proposaient les libraires. De fait, pendant cinq ans, je me suis plongé dans les auteurs consacrés, sans oser lire (ni acheter) quoi que ce soit de neuf puisque j’étais incapable de voir du Gracq dans un livre où le grand critique en voyait. Devenu moi-même journaliste (mais pas encore journaliste littéraire) j’ai découvert qui était François Nourissier. C’était en 1977. Il entrait au jury Goncourt. Je m’aperçus alors que Mlle Dupont – l’auteur du roman chlorotique – était proche d’un puissant M. Dupont, personnage-clé des éditions Duval, prépondérantes au Goncourt. Cet important M. Dupont était, de surcroît, le neveu de l’éditeur Duval. Surprise : l’omnipotent Dupont (neveu Duval) avait édité jadis – chez Duval, bien sûr – des romans d’Edmonde Charles-Roux et de François Nourissier. Le livre de Mlle Dupont (la Julien Gracq des années 1970) n’avait certes pas été publié par Dupont. Donc, pas chez Dupont-Duval. On a de l’usage. On avait confié l’objet à un autre honorable éditeur : Dubosc. Lequel Dubosc appartenait – une filiale – à l’imposant Dugrand, meilleur ennemi et perpétuel rival au Goncourt de Duval-Dupont. Ça n’empêche pas de s’entendre, non ? Nourissier avait ainsi rendu service à Dupont. A Duval. A Dubosc. Et au très considérable Dugrand (qui l’édita ensuite). C’est beau les Dudu. Depuis, j’ai juré – pas jury – qu’on ne m’y reprendrait pas. Je n’ai jamais pu croire une ligne des habiletés critiques et des oracles mouvants de François Nourissier. Envoi Planctus Nutricione , écrit plus haut, signifie, en latin : « déploration sur Nourissier ». Ça fait joli. En plus, c’est élitiste. On sait que le jury Goncourt et ses soupirants – défenseurs dévoués du « grand public » – sont animés d’un saint dégoût de l’élitisme. Il faut avoir quelque raison de s’en faire mal voir.

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