Ouverture du livre en trois temps : une citation obscure de Melville, un titre de prologue, “ Le temps revient ”, puis une deuxième citation, mystérieuse, attirante : “ Remettez debout ceux qui désirent se relever. Réveillez ceux qui dorment. ” Elle est tirée de l’Evangile de Vérité, l’un des textes gnostiques composant ce que l’on appelle “la bibliothèque de Nag Hammadi”. Deux écrivains, notamment, parmi d’autres, ont écrits “avec” la Gnose : Carl Gustav Jung, Philip K. Dick ( voir définition de Gnosticisme ). A l’aune de cette pensée mystique, nous nous trouvons ici à la croisée de la poésie. Et très vite une adresse, une localisation : “ Ce livre s’adresse à ceux qui désirent se soustraire aux rangées de la misère ”. Nous sommes prisonniers d’un espace illimité. Nous sommes asservis, expropriés. Il y a des murs de mensonges. Et nous courons à notre perte. Alors il faut, par le savoir, par la connaissance, laisser ouverte notre vulnérabilité, devenir disponibles pour le réveil, le sacré qui est en nous. D’où nous parlent les auteurs, dans leurs textes, tantôt dialogue, tantôt d’un seul tenant, indistincts ? De leurs romans précédents, de la revue qu’ils animent depuis douze ans, Ligne de risque , et surtout de leur expérience singulière de la littérature, exigeante. La lecture est une opération magique. Il faut chercher les phrases de réveil. En répétant des phrases de Moby Dick, la révélation a eu lieu. Dans l’aménagement des silences, des blancs. Le sacré, la blancheur de la baleine, la blancheur de la page. Et ainsi avec le monde, selon la blague, l’éclat de rire de la philosophie, il faut retourner le nihilisme, “ passer au blanc la tête du corbeau ”. Comprendre l’horreur de l’histoire, les camps, la Kolyma, le goulag, le nouveau déguisement du massacre, sans complot aucun, parce le point le plus noir est toujours là. Le sans-pourquoi. Où est le salutaire, où sont les autres noms de cette rose, le sauf, l’indemne ? La rose pousse au coeur même de la ruine. Les phrases des témoins forment ses racines. Et qui est le poète ? “ Celui qui est deux hommes à la fois ”, nous dit Chalamov. Ce qui témoigne alors pour la “chose”, ce n’est pas quelqu’un, mais la parole elle-même, son pli, son ouverture secrète. De nombreux auteurs trament ce texte, Mandelstam, Celan, Lautréamont, Poe, Heidegger, Deleuze, Derrida, Melville pour ouvrir et pour finir, la baleine, Jonas, ichtus, le poisson, Iéchoua. N’ayant pas lu Moby Dick - bien sûr j’en ai envie maintenant - je m’attarderais sur celui que je connais le mieux et affectionne sans doute le plus : Proust. Une autre dimension du temps, suspendu. Vers la fin d’ Albertine disparue , le narrateur apprend que les deux côtés, Guermantes et Méséglise, sont liés, et découvre les sources de la rivière de son enfance : un “ lavoir carré où montaient des bulles ”. C’est une extase secrète. Le temps ne coule pas, il est en réserve, c’est un stock de bulles. Changer les bulles en parole. Se rendre disponible à l’espace libre du temps. Trouver le point qui en un éclair interrompt le flux continuel, la programmation sociale. Expérience du ruissellement épiphanique. Chaque instant peut être un instant de révélation. Tout revient en avant. Illumination. __________ Prélude à la délivrance , Yannick Haenel et François Meyronnis, collection L’Infini, Gallimard