Hitler a une expression péjorative pour désigner les déracinés : Luftmenschen, "gens en l’air", ceux qui ne s’ancrent pas dans cet humus imbibé du sang des ancêtres que l’on nomme patrie. Humaniste "multilingue" (il a été élevé dans les trois langues : français, anglais, allemand sans compter les langues mortes) et intellectuel juif, George Steiner revendique la condition d’"apatride". Né à Paris en 1929 de parents juifs viennois fuyant la menance antisémite, il y vécut jusqu’à l’âge de 11 ans, où juste avant l’occupation allemande son père décide à nouveau de partir, cette fois pour les Etats-Unis. Aujourd’hui, le philosophe et critique anglo-franco-américain vit à Cambridge, en Angleterre où, après Harvard, il enseigna la littérature comparée. L’écrivaine et journaliste de France Culture Laure Adler est allée lui rendre visite plusieurs samedis de suite. Ce "long samedi" donne son titre au livre d’entretiens qu’elle consacre à l’auteur d’Après Babel.
Sont abordées ici les marottes de Steiner : la question de la langue, la traduction, la lecture, l’état des humanités, le devenir de la culture. Et comme toujours, le libre penseur ne se gêne pas pour livrer des réflexions singulières voire politiquement incorrectes. Sur la judaïcité : tout en assumant pleinement son identité juive, il avoue son peu de goût pour le sionisme, quoiqu’il comprenne ce besoin d’enracinement surtout après la Shoah. Pour Steiner, être juif se définit de manière intellectuelle et éthique : "C’est avant tout refuser d’humilier ou de torturer l’autre ; c’est refuser que l’autre souffre de mon existence." C’est "être un invité sur la Terre". Autre idiosyncrasie : il ne voit pas l’intérêt de la psychanalyse. Cite Karl Kraus : "C’est la seule guérison qui invente sa propre maladie." Et d’ajouter contre Freud et la cure : "La dignité de l’homme et de la femme - d’où mon livre sur Antigone -, c’est d’avoir la force de porter en soi son angoisse. Pour moi, l’idée de la mettre entre les mains d’un autre être humain, contre paiement, est insensée…" Quant aux femmes, il s’interroge sur le mystère de leur absence (relative) dans le domaine de la création… Elitiste ("le mot veut dire que certaines choses sont meilleures que d’autres"), George Steiner montre néanmoins une face très humaine, il parle sans détour de sa tendresse infinie pour ses petites-filles en Amérique ; de son handicap, ce bras droit atrophié ; de ses regrets : n’avoir pas appris l’hébreu ou n’avoir "pas réussi à être créateur". L’érudition n’empêche pas le naturel. Sean J. Rose