"Tous les éditeurs de Paris sont aux pieds d’Emmanuel Macron", s’exclame Sylvie Delassus, directrice éditoriale non-fiction chez Stock. "Et il n’a pris aucune décision", ajoute Olivier Bétourné, P-DG du Seuil. Le jeune ministre de l’Economie, qui a fondé au printemps son mouvement En marche !, entretient le doute quant à une éventuelle candidature à l’élection présidentielle de 2017. Mais s’il se présente, il n’aura que l’embarras du choix pour publier l’inévitable livre qui accompagne la course aux urnes de tout prétendant à la fonction de chef d’Etat.
Livres furtifs
"Nous sommes évidemment intéressés par un livre d’Emmanuel Macron, avec tout ce que ça suppose", confirme Alexandre Wickham, directeur éditorial d’Albin Michel. "Je crois comprendre qu’il n’a pas achevé la rédaction du livre qu’il envisage, et il ne publiera rien tant qu’il n’en sera pas satisfait", assure Olivier Nora, P-DG de Grasset, qui reconnaît sans détour avoir pris contact "comme la plupart de [ses] confrères" avec le ministre non-candidat le plus attendu à gauche. "C’est un des rares livres politiques qui intéressera", estime Olivier Nora. Le livre devrait aussi générer de bonnes ventes assurées, si l’on en croit l’intérêt suscité par Emmanuel Macron : en avril, Paris-Match a vendu 280 000 exemplaires de son numéro arborant le couple Macron en couverture, selon L’Express.
Si le ministre de l’Economie confirme ses ambitions, son texte sera un de ces "livres furtifs qui apparaîtront dans des ajouts de programme : nous sommes soumis à des calendriers contraints avec les hommes politiques", reconnaît Olivier Nora.
A droite, les primaires fixées aux 20 et 27 novembre ont déterminé l’agenda des publications, de septembre 2015 pour François Fillon (Faire, Albin Michel, 94 000 exemplaires vendus d’après GFK) à cette rentrée 2016 pour Alain Juppé qui présentera le quatrième de ses livres (titre à fixer, chez Lattès). Entre-temps, Jean-François Copé (Le sursaut français, Stock, 6 000 exemplaires), Nathalie Kosciusko-Morizet (Nous avons changé de monde, Albin Michel, 5 500 exemplaires), Bruno Le Maire (Ne vous résignez pas !, Albin Michel, 34 000 exemplaires), Hervé Mariton (Le printemps des libertés, L’Archipel, 1 200 exemplaires), ont aussi lancé leur livre et leur candidature.
Avec la complicité de Plon, Nicolas Sarkozy, qui devrait officialiser sa candidature dans les prochains jours, avait préparé dans le plus grand secret La France pour la vie, surgi en janvier 2016. "Nicolas Sarkozy, vous ne l’avez pas comme ça : c’est le résultat de cinq ans de travail", confie Muriel Beyer, directrice éditoriale de Plon, fière de ce succès et du silence bien organisé dans la maison.
Un démarrage fulgurant
Le résultat est à la hauteur des efforts. "Je savais que ce serait important, mais je n’ai jamais vu un démarrage aussi fulgurant en trente ans d’édition : 30 000 exemplaires vendus dès la première semaine ! Avec l’export et le numérique, nous en étions début juillet à 195 000 exemplaires. Je le sais précisément, Nicolas Sarkozy me le demande régulièrement", explique la directrice éditoriale, absolument passionnée par la politique, et au tableau de chasse impressionnant : François Bayrou, Jacques Chirac (et sa femme Bernadette), Jacques Delors, Laurent Fabius, Jean-Luc Mélenchon… "J’essaie de convaincre les plus importants, ce sont quand même des personnalités hors du commun", ajoute-t-elle.
D’autres "livres furtifs" sont en préparation, qui ne sont pas encore dans les "à paraître" d’electre.com. Quel que soit le résultat de la primaire à droite, François Bayrou va publier le sien chez Plon à l’automne. "Il rendra son manuscrit un mois avant la publication, comme d’habitude", prévoit Muriel Beyer, prête à pardonner ses retards à celui qui l’a suivie depuis ses débuts chez Flammarion. Arnaud Montebourg devrait également sortir du bois, chez Flammarion s’il reste fidèle à Teresa Cremisi, l’ex-P-DG qui a conservé le suivi de quelques auteurs. Aquilino Morelle, ancien conseiller du cabinet de François Hollande, évincé de l’Elysée à la suite d’un soupçon de conflit d’intérêt, est bien prévu chez Grasset. Le cas du président de la République lui-même reste plus incertain, aussi bien en termes de candidature que d’édition (la date des primaires à gauche n’est pas fixée). Pour janvier, Muriel Beyer attend un essai de Jean-Luc Mélenchon, par ailleurs programmé au Seuil. François Baroin, soutien déclaré de Nicolas Sarkozy, publiera chez Lattès au printemps.
En mai 2017, après la présidentielle et le départ du gouvernement, la parole d’ex-ministres pourrait aussi se libérer. "Ils ont alors une liberté de ton qui les éloigne de la langue de bois et d’un discours politique largement décrédibilisé", juge Sophie Charnavel, directrice éditoriale chez Fayard, qui avait publié Cécile Duflot quelques mois après son départ du gouvernement Ayrault, en 2014 (De l’intérieur : voyage au pays de la désillusion, 20 000 exemplaires). Le coup le mieux préparé reste celui de Christiane Taubira, ex-garde des Sceaux, dont le témoignage-manifeste est paru cinq jours après sa démission, en janvier (Murmures à la jeunesse, Philippe Rey, 151 200 exemplaires).
Susciter du désir
"Ce qu’il faut, c’est susciter du désir, dissocier le livre de l’ambiance de la vie politique actuelle, qui est détestable et détestée. Faire d’un livre politique un objet désirable, c’est une partie de mon travail", témoigne Alexandre Wickham, éditeur de presque tout ce qui se publie en matière politique chez Albin Michel, sauf Philippe de Villiers, confié à Lise Boëll. Le directeur éditorial revendique même un effet des livres bien lancés sur la notoriété de leurs auteurs : "François Fillon a gagné six points dans les sondages dans le mois qui a suivi la sortie de son livre. C’est un peu redescendu, mais sa candidature s’en est bien trouvée boostée. L’effet était sensible aussi pour Bruno Le Maire, qui a fait coïncider l’annonce de sa candidature et la publication de son livre." Mais un succès en librairie ne garantit pas un triomphe dans les urnes. H. H.
"Un livre permet d’accéder aux médias"
"Pour un homme politique, un livre permet surtout d’accéder aux médias. Qu’il y ait des lecteurs, c’est presque accessoire si la publication a suscité assez d’interviews", analyse Christian Le Bart, professeur à l’Institut d’études politiques de Rennes et auteur d’une étude pointue sur La politique en librairie (Armand Colin, 2012). En cas d’élection présidentielle, le seul qui peut se permettre d’éviter cette figure imposée est le sortant : il n’en a pas besoin pour sa notoriété et "il n’est pas évident d’avancer qu’un président en exercice écrit un livre, ou alors il faut avouer qu’il ne s’en est pas chargé lui-même", note Christian Le Bart. Il reconnaît ne pas avoir lu les 210 titres composant le corpus de son étude, mais "ils ne les ont pas tous écrits eux-mêmes", se dédouane-t-il. En 2012, Nicolas Sarkozy n’avait pas publié le livre initialement attendu.
"Ce qui est intéressant, c’est le paratexte, le contrat de lecture proposé par la présentation du livre et de son auteur", estime Christian Le Bart, qui observe à la fois la banalisation du genre et le désintérêt pour les livres programmatiques au profit de la personnalisation des auteurs. A cet égard, la démarche d’Alain Juppé s’inscrit à contre-courant.
Sous le ton neutre du chercheur, l’analyse de Christian Le Bart est souvent sévère pour une production qui relève "des instruments de marketing destinés à servir la carrière de leurs (supposés) auteurs", écrit-il. Un livre permet aussi de contourner les filtres habituels du milieu, de construire une image et "de grimper plus vite dans le cocotier de la vie politique" : Christine Boutin, Bruno Le Maire et Jean-Luc Mélenchon en sont des exemples. H. H.
Des ventes en toute sécurité
Pour les libraires, les dédicaces des politiques sont contraignantes en termes d’organisation, mais porteuses pour les ventes.
Les hommes politiques ne sont pas des auteurs comme les autres. En période préélectorale, lorsque leurs livres sont surtout des présentations de programme, les séances de dédicaces présentent un risque de marquage politique pour les librairies qui les reçoivent. Au Furet du nord, Muriel Bonnet Laborderie, directrice de la communication, explique qu’alors "l’enseigne ne reçoit aucun candidat". "Notre espace rencontres n’est pas une tribune. Mais, précise-t-elle, en dehors de ces moments, nous recevons les politiques de tous bords." A L’Amandier, à Puteaux (92), où Nicolas Sarkozy est venu dédicacer en mai La France pour la vie, "c’est au titre d’ancien président de la République, et non de candidat, que nous l’avons reçu", souligne Julie Bacques, qui n’avait jamais accueilli de politique.
Mais nombre de libraires n’hésitent pas à jouer la carte de telles rencontres. Eric Kribs (Kléber, à Strasbourg) invoque "le rôle de la librairie dans le débat public". Pour autant, "on fait attention à ne pas choquer notre clientèle", avertit Anne-Sophie Thuard (Thuard, au Mans), qui n’invitera "jamais les extrêmes".
De très bonnes ventes
Pour un libraire, recevoir un homme politique présente surtout un intérêt économique. "Les ventes sont souvent très bonnes, car c’est l’occasion pour les militants d’acheter l’ouvrage", observe Laurent Bertail (relations libraires chez Albin Michel). Au Mans, Anne-Sophie Thuard évoque la vente de 300 à 400 exemplaires de Changer de destin lors de la venue de François Hollande en février 2012, et de 230 exemplaires de Faire lors de celle de François Fillon le 26 septembre 2015. Julie Bacques annonce, lors de la dédicace de Nicolas Sarkozy, "135 exemplaires vendus en une heure, contre 50 en moyenne pour les très bonnes signatures d’auteurs littéraires".
Si ces rencontres sont rentables, leur organisation est contraignante. "Il faut se caler sur l’agenda de l’homme politique et, s’il accepte d’intégrer des signatures à son programme, trouver un libraire partenaire", observe Philippe Dorey, directeur commercial de Lattès. "On n’a guère de choix sur le calendrier, confirme Stanislas Rigot (Lamartine, Paris 16e). Pour Sarkozy, on ne nous a proposé qu’une date. Evidemment, on a pris !"
Dès lors, la machine est lancée. En quelques jours, il faut rencontrer le staff de la personnalité et l’équipe de l’éditeur, faire venir les ouvrages, annoncer l’événement… "En fait, toute l’organisation passe par l’appareil, constate Stanislas Rigot. Par rapport aux autres rencontres, c’est un autre monde.""Tout est hyperminuté, préparé à l’avance avec beaucoup de rigueur", confirme Muriel Bonnet Laborderie. "Alors qu’habituellement nous avons la main sur tout, là c’est le staff du politique qui gère", poursuit Julie Lannot, chargée de l’événementiel chez Cultura.
Eric Kribs pointe aussi l’importance du dispositif sécuritaire : "Il faut prévenir la police, renforcer le nombre de vigiles, s’entretenir avec les gardes du corps…" Un dispositif lourd auquel il convient souvent d’ajouter la présence des médias… qui permet toutefois de prolonger les ventes au-delà de la rencontre. C. N.